Dure la peau

©Gabrielle Segal
tu ne sauras rien en dire de juste
la justesse soutient les minutes
de cette vie-là
où tu n’es pas tombée amoureuse

qui désire la chute dès le commencement 
qui s’enivre de la poursuite
lorsque déjà des blessures sont à panser
dont on ne sait encore rien du lieu

tu te redresses lentement
elle se dresse devant tes yeux
dans tes mains laisse couler sa peau 
comme une eau de rivière
dans le lit de laquelle tu marches sans prudence
tombes sans chuter
car le lieu est nommé


Illustration du texte : Gabrielle Segal, "16 juillet 2023, 16h13", photographie, ©Gabrielle Segal.

Écriture en forme de clou

© Zoe Leonard
Je n’ai pas entendu ma voix
il aurait pourtant fallu que je l’entende
que je la reconnaisse
qu’elle ne me semble pas si étrange
étrangère

des mots tombaient de ma bouche 
en me cassant les dents
les os cunéiformes de mes pieds

mes yeux me montraient tout
qui ont violé ma bouche 
avant qu’elle ne se scelle

je ne suis pas qui je devrais être
je suis autre

l’autre
enfermée



Illustration du texte Zoe Leonard, "Wall", 2002, épreuve gélatino-argentique. © Zoe Leonard

Le mascaret

©Gabrielle Segal
c’est ainsi que sont toutes les choses 
que tu vois
telles la maison dans l’eau
sauf celles qui te donnent 
envie de mourir
toutes ces choses
qui figent leurs doigts de fer
dans les peaux de verre


dans ce temps-là que tu vis de travers
tu n’as pas peur
tu as eu froid

cachant les morceaux de ton corps
qui te sont restés après la curée
tu n’as pas peur 
tu as eu froid

tu veux être vue autrement que tu vois
entendre ce que tu ignores
tu veux la maison dans l’eau pour maison
que les choses ainsi soient dites
que les choses glissent 
comme un corps qui lentement vieillit
dormir 
dans un lac de sang chaud
ta main dans une main sûre
rimée pour le reste du temps et des mots


une main qui glisse
comme tu glisses


là
cesseraient tous tes gestes 
qui ne sont pas tes gestes 


là 
te reviendraient en mémoire
tes premiers coups de poings 
tes premiers coups de tête
contre la maison érigée

pour que la maison se déplace
jusqu’au fleuve

la saline de l’aimée
jaillissant par les portes et les fenêtres
comme poésie
jaillissant de ta bouche



Illustration du texte : ©Jean-luc Courcoult "la maison dans la Loire" Photo ©Gabrielle Segal. 

Tout est vol

© Gabrielle Segal
pâle veinée de rouge d’ocre
et sa forme de cœur usé
par les amours divinement gâchées
cette pierre
comme tombée de moi sur le sable noir
de l’estran
je ne la ramasse pas


tout à coup
il n’y a en moi
plus rien qui fait cendre

le mortel est vécu

c’est ainsi
tout se passe à côté


tout est oiseau



Illustration du texte Gabrielle Segal, "19 mai 2023 19h47 ", photo. © Gabrielle Segal.

Levamentum

© Gabrielle Segal
ce que nous devenons
après avoir guéri du mal de l’autre
et l’autre s’il vous plaît de notre mal
ce que nous devenons est comme de naître enfin
de voir enfin
d’être enfin


écrire ne se peut presque plus



ce qui s’écrit est pris dorénavant
au temps de ce qui est
de ce qui se regarde

ce si beau visage

ce que nous devenons
est comme nous appartenant


quelque chose nous dit
que nous nous savons
et que nos pas nous portent
vers la consolation

écrire ne se veut presque plus




Illustration du texte Gabrielle Segal, " 30 avril 2023 15h16 ", photo. © Gabrielle Segal.

Silentium

©Liselotte Grschebina
tu voudrais lui dire
mais le vrai ne s’écrit pas
le cœur ne s’ouvre pas
il ne s’ouvre que mort
sinon quelque chose ment
quelque chose comme l’espoir
et sa crainte éternelle que l’œil prenne trop de place
tu voudrais lui dire
l’espoir tu n’en veux pas
c’est beaucoup trop 
pour ce que nous sommes
surtout ça n’est pas assez là
ça n’est pas assez chaud
pas assez froid
ça n’est pas vrai
ça n’est pas vrai
tu veux savoir que vous allez mourir
et l’amour avant peut-être
tu veux que ces pensées  te viennent
au moment où l’averse te cingle
juste avant le banc de pierre
le répit du rayon de soleil 
tu veux que ça te vienne 
et que ça ne te laisse 
ni ne te prenne rien


Illustration du texte : Liselotte Grschebina, "Turnerin",1930, tirage gélatino-argentique © Le Musée d’Israël, Jérusalem

Femme se portant

© Angèle Etoundi Essamba
l’écriture est restée dans son lieu d’écriture
ce n’est pas s’en priver
ce n’est pas fuir



on ne dit jamais la force que l’on perd
jamais qu’on la regrette
jamais qu’on l’a vue là sur le même lit que le lit
toujours forte mais à côté
on ne dit pas que c’est nous qui rompons avec elle
on dit La force me quitte
on dit qu’elles sont plusieurs
et que toutes nous quittent
une seule demeure
celle-là est force qui se force
on le sait
nous qui marchons moins vite
qui pleurons plus souvent
celle-là prend tout sur elle
elle prend tout ce qui reste 
le mène non pas devant
mais au loin sûrement
et loin c’est effrayant
c’est ici sans la chaleur
c’est ici sans la joie
sans la main qui se pose 
sur la peau de l’autre
ignorant qu’elle se pose
sur une dernière fois

après 
après tout bouge encore 
ce qui est mort
ne reste jamais dehors



Illustration du texte  : Angèle Etoundi Essamba, "Femme portant l’univers", 1993, photographie, © Angèle Etoundi Essamba

La peau d’hiver

© Claude Cahun
il y a ce corps pénétré par lui-même
par sa propre fatigue


sache 
chaque mot qui s’écrit est un coup qui se donne
mais il faut les écrire
ne pas les esquiver
laisser toujours le corps se pénétrer lui-même
et par tout ce qu’il sauve d’une mort certaine
voilà ce que nous
nous sommes
le sujet du sujet
l’objet de l’objet
sache
écrire pour cela il faut être emplie
tout aussi bien que vide
il faut être fatiguée éprise
et prise de folie
il faut manquer de tout
ce qui déjà est en nous
il faut regarder l’autre comme une éternité
qui pénètre le corps et l’âme de sa beauté
sache
écrire pour cela
il faut souffrir beaucoup
de ce que d’autres vivent
sans souffrir jamais
sans même qu’ils ne voient
l’aiguillon qui dépasse 
de cette peau d’hiver
contre laquelle nous
nous on va se frotter
en sachant la blessure
mais c’est la peau choisie
c’est la peau désirée
c’est la peau d’écriture



Claude Cahun, "Self Portrait (With Cat)", 1927, photographie. © Jersey Heritage Trust.


Sur cour

©Gabrielle Segal
Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Tu marcheras plus loin, plus vite, avec tes yeux qui laisseront passer le froid. Sans toi, j’aurai mal, partout où tu te fais mal. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. À cause de ces maudites fenêtres, ouvertes sur la cour de nuit comme de jour, et leurs paupières gonflées par les intempéries d’au moins mille saisons. Tout le chaud s’enfuyait par là. Tout le froid demeurait. Tu remarques mon emploi d’un temps passé ? Je te parle, je te parle. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Je te dis des choses idiotes que tu ne comprendras pas, tant la poésie en est absente. Je te dis : Si l’arbre donnait l’oiseau, il n’y aurait pas de peau mâchée, il n’y aurait pas d’os en compote. Je réponds à une question que tu n’as pas posée : Bien sûr que tu as touché des os d’oiseau, puisque tu m’as caressée. 


Photo ©Gabrielle Segal, "Nantes, 11 Septembre 2022, 14h42".

Une promesse lente

©Wanda Mihuleac
Tu dis Je veux être éternelle
parce que la beauté est éternelle
tu dis Le temps peut bien se saper à vouloir la saper
tu dis Ah qu’il tombe en miettes bonnes pour les moineaux
Je ne bougerai pas d’ici
pour la beauté qui porte parfois des ailes
et se nourrit de miettes
tu dis Je ne bougerai pas d’ici
tu dis Je mourrai
évidemment je mourrai
un jour comme on en a tant vu
brisé en deux par le milieu
par nous tous voyants
qui n’attendons que ça
la marque de la nuit 
la faille qui se traverse
toute peur hissée
les yeux fermés enfin
tout le cœur hérissé
les yeux fermés enfin
tu dis La beauté sait de sa solitude
tout ce qu’il faut en savoir
c’est une certitude
tu dis Alors l’éphémère 
sans doute n’existe pas 
nous l’ignorons encore



©Wanda Mihuleac, "Ombre", 1974, poème tautologique, photographie.

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