Vie ? Ou théâtre ?

©Charlotte Salomon
l’eau quand elle touche le ciel
le bruit que ça fait

la pierre qui ricoche
et froisse le bruit de l’eau
quand elle touche le ciel

je ne sais plus du tout écrire ça

beaucoup de mes mots disparaissent
d’autres mots viennent à d’autres

il faut ? une fin de soi


(Titre du texte emprunté à Charlotte Salomon) Illustration : Charlotte Salomon, "Autoportrait", 1940, gouache sur carton, 53,9 x 39 cm, Collection Joods Historisch Museum © Stichting Charlotte Salomon

Les choses vues

©Joan Semmel
les yeux ne portent pas
les choses vues

ce que l’on voit n’existe qu’une fois

peut-être ils portent les choses tues

— celles que tu destines à l’oubli te retrouvent
et toi tu les re-gardes —

(ton cœur
ne bat jamais dans tes yeux)
il n’y a jamais aucun bruit dans tes yeux



Illustration du texte : Joan Semmel, "Centered", 2002, huile sur toile, 121,92 × 134,62 cm, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York.

Sex lapides

©Mariann Imre

comme ça
toujours courant
tu dis à cause
de la pluie cinglante
ne veux pas sur tes cuisses
l’eau d’un lac lointain
qui s'est égarée là
ni cette odeur de sang
sur les pans de ton jean
écœurante


la nature sait
c’est trop à porter


(le vol des oiseaux
ce n’est pas beau à entendre
c’est le son de l’effort
dont nous sommes incapables)


à l’approche de l’orage
tout ce qui bouge est bleu
branches et plaintes du vent
sont comme rideaux bleus

l’océan partout l’océan

au long d’une vie
il arrive que le cœur se mette à battre



Illustration du texte : Mariann Imre "Landscape experiment", 2015, aquarelle. © Mariann Imre

Cheval de trait

©Taman Al-Akhal
écrire absolument
non plus absolument écrire
non plus tordre
ni frapper
ni creuser
un mot seul pour tout dire
comme vérité
que les mots ne sont pas assez
tous les mots
écrits
dits
les phrases dissoutes
dans les nuits et les jours
les mots au-dessus de ta tête
comme nuages menacés
par ta disparition
nuages menaçants menacés
par un mot-vent
mot-marée galopante
voilà tu imagines
cheval de marée
par sa patience rongé
jusqu’à la corne
cheval blanc de marée noire
traçant toujours la même phrase
puis toujours le même mot
assez assez
s’imagine
tirant le mot par ses extrémités
pour n’en faire qu’un trait


Illustration du texte ©Taman Al-Akhal "Horses in Paradise", vers 1990-1999, peinture.

Miel bleu

©Bice Lazzari

le miel bleu des heures butinées
aux vipérines des souterrains
ruisselle dans les plis des draps bleus

dehors la ville
une salle des pas de chiens perdus




Illustration du texte : Bice Lazzari, "Architettura azzurra" 1955, huile sur toile, 50 × 35,5 cm, © Bice Lazzari et Richard Saltoun Gallery, Londres.

Passe-chasseur

© Camilla Adami
penché pensivement sur l’animal mort qu’il a tué lui-même
dans la chaleur odoriférante du poil et de la chair rouge
il s’attendrit sur sa propre vie
le matin éclaire comme à travers un vitrail
il fixe loin devant lui le passé
lente très lente activité de l’œil
tous ses espoirs mis dans la féminité
plus qu’elle n’en peut porter
parce qu'elle porte aussi les espèces rampantes


la prairie accueille la cathédrale

la nuit se heurte aux marées montantes et descendantes
des maria lunaires
la nuit se heurte aux feuilles caduques

le chasseur traque de bonne-heure
il dit et ça ne veut rien dire
L’orgueil est une qualité à la résistance de l’air
le chasseur invente l’aigle orgueilleux
le cerf orgueilleux
le défaut de l’orgueil
la philosophie

la déception n’existe pas

je voyage encore sur le sol engourdi de la rêverie plate
les marchands de bourgeons s’installent dans les brouillards
mais qui résiste à l’air
pire il y a le repos sur les fontaines rouillées
la nage dans l’oxyde
la miette qui exige une compagnie esthétique
il y a les bancs il y a les solitaires
il y a les villes il y a les solitaires
il y a les bâtisses ciselées et la mousse ennemie
et l’oiseau sans faiblesse


la cathédrale ressemble aux reliefs de l’homme
qui ressemble à dieu qui se souvient de quelque chose
comme l’architecture

la déception n’existe pas
il reste les pays
il reste les espèces rampantes
il reste les chants féminins étalés sur le sable tant que la mer le permet

la pauvre chose morte décidément impérissable
accomplit les rites humains en saignant de la gorge
longtemps après le sang

le chasseur pense parfois à l’oiseau
sinon l’espace n’est pas si grand

il faut aller
il faut venir
une race n’a pas de plaisir

le chasseur attend la construction des saints-lieux pour croire
il se recueille ainsi penché vers le viseur
où le détail est
mince filet d’eau qui coule de l’animal noir
mince filet hors de la mer
où grouillent des milliards de branchies brûlantes
des milliards de gueules tendues laidement vers l’air mortel

pauvre chose morte ranimée
revenue
la beauté est un excès de science
un excès de calculs est une ignorance

je guéris du mal terrien
Ainsi penchée sur les guerres
repue malgré les chasses maigres
penchée vers la guérison des femmes
invisibles debout si la terre est ruinée

la naissance de l’homme est un grand malheur



Illustration du texte : Camilla Adami "Retroscena", 2006. Techniques mixtes sur toile, polyptyque, 220 x 550 cm, © Camilla Adami.

Carnet d’écriture, 22 novembre 2023

©Julie Lluch Dalena
Tu ne sais jamais le temps qu’il te faudra entre le Voir et l’Écrire. Tu ignores tout de ce travail préparatoire. De la transformation du réel en sur-réel. Quelque chose de la vie se prend, qui fera écriture. Impalpable sur l’instant. Mais dont tu sais la présence. Cela n’appartient pas au présent. Vient s’ajouter plus tard. Ou peut-être toute la matière, déjà là, à chaque instant. 
Que prends-tu de ce que tu vis ? Ce que tes sens t’accordent, probablement. Et quel sens, et dans quelle proportion ? On dit, l’écrivain possède un autre sens et celui-là déchiffre les autres. Mais si cela est vrai, tu ne le maîtrises pas. Il décide seul du quand et du comment. Te garde loin de ta table d’écriture, en ne te donnant rien, ou bien t’y pousse brusquement, te fermant soudainement au temps présent et t’ouvrant au temps… comment le nommer ? Le passé ? Non, car alors, cela ne dégagerait pas autant de force vitale. Cela ne tordrait pas ton corps, comme ça le tord pour s’en extirper.

Comment nommer ce qui se crée ? Ce qui a pris tant de temps, et travaille d’ignorance tout autant que de savoir.

Écrire est juste. Tu en as la certitude. Une injustice est d’être née avec la nécessité d’écriture. Il t’arrive de vouloir t’en défaire. Il arrive qu’elle se défasse de toi. Qu’elle te refuse le marbre et te donne à tailler le stuc. En se moquant de toi. Parfois, elle prend si peu de place en toi, que tu la crois définitivement partie.
Tu vois, alors que tu écris, la folie de l’écriture ?
Cette injustice qui ne peut se réparer qu’un écrivant.



Illustration du texte : ©Julie Lluch Dalena, "Kairos I", sans date, marbre moulé à froid.

Dure la peau

©Gabrielle Segal
tu ne sauras rien en dire de juste
la justesse soutient les minutes
de cette vie-là
où tu n’es pas tombée amoureuse

qui désire la chute dès le commencement 
qui s’enivre de la poursuite
lorsque déjà des blessures sont à panser
dont on ne sait encore rien du lieu

tu te redresses lentement
elle se dresse devant tes yeux
dans tes mains laisse couler sa peau 
comme une eau de rivière
dans le lit de laquelle tu marches sans prudence
tombes sans chuter
car le lieu est nommé


Illustration du texte : Gabrielle Segal, "16 juillet 2023, 16h13", photographie, ©Gabrielle Segal.

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