Silentium

tu voudrais lui dire mais le vrai ne s’écrit pas le cœur ne s’ouvre pas il ne s’ouvre que mort sinon quelque chose ment quelque chose comme l’espoir et sa crainte éternelle que l’œil prenne trop de place tu voudrais lui dire l’espoir tu n’en veux pas c’est beaucoup trop pour ce que nous sommes surtout ça n’est pas assez là ça n’est pas assez chaud pas assez froid ça n’est pas vrai ça n’est pas vrai tu veux savoir que vous allez mourir et l’amour avant peut-être tu veux que ces pensées te viennent au moment où l’averse te cingle juste avant le banc de pierre le répit du rayon de soleil tu veux que ça te vienne et que ça ne te laisse ni ne te prenne rien Illustration du texte : Liselotte Grschebina, "Turnerin",1930, tirage gélatino-argentique © Le Musée d’Israël, Jérusalem
Femme se portant

l’écriture est restée dans son lieu d’écriture ce n’est pas s’en priver ce n’est pas fuir on ne dit jamais la force que l’on perd jamais qu’on la regrette jamais qu’on l’a vue là sur le même lit que le lit toujours forte mais à côté on ne dit pas que c’est nous qui rompons avec elle on dit La force me quitte on dit qu’elles sont plusieurs et que toutes nous quittent une seule demeure celle-là est force qui se force on le sait nous qui marchons moins vite qui pleurons plus souvent celle-là prend tout sur elle elle prend tout ce qui reste le mène non pas devant mais au loin sûrement et loin c’est effrayant c’est ici sans la chaleur c’est ici sans la joie sans la main qui se pose sur la peau de l’autre ignorant qu’elle se pose sur une dernière fois après après tout bouge encore ce qui est mort ne reste jamais dehors Illustration du texte : Angèle Etoundi Essamba, "Femme portant l’univers", 1993, photographie, © Angèle Etoundi Essamba
Loire terminale

un fleuve il faut le prendre avant la profondeur là où pas une étrave ne vient blesser son eau où l’eau se pense seule faiseuse de courants où l’impression céleste sur sa surface lisse lui fait croire à l’abysse et cela lui suffit cela suffit toujours sentir que ça va tout en ne bougeant pas sentir que ça va bien quelque part Photo Gabrielle Segal "L'oiseau", Nantes, 24 décembre 2022, 16h26. ©Gabrielle Segal
Les impassantes

Une nuit comme celle-là sortie de la grande solitude ça pourrait être le jour on ne le verrait pas on ne le voudrait pas ça pourrait être assez tant elle sait tout de tout tant elle sait ne rien faire de ce qui doit se faire tant elle fait autrement de ce qu’on fait à la hâte la faute au temps qui passe mais nous seuls passons le temps là dans cette nuit caressante donne à entendre l’écoulement de ses minutes écoulées c’est fini de croire en la clôture de toute chose en la main seule et sèche Béatrice Casadesus, "Nuit d’or," 2015, acrylique sur toile de lin, 200 x 420 cm, ©Béatrice Casadesus
Carnet d’écriture, 7 décembre 2022.

Est-ce elle qui reviendra, ou bien moi ? Dois-je m’asseoir et l’attendre ? Et ce café, là, est-il bien celui-là que je bois ? N’est-ce pas un café plus ancien ? Quand je dis : ce café, là, je dis bien autre chose. Il faut du chaud. Fumer et boire. C’est ce que je me dis. Il lui faut du chaud. Pour la faire revenir. Pour la faire descendre au bout de mes doigts. Il lui faut du silence. Mais ça, je sais que c’est faux. Le silence n’existe pas en moi. Combien de temps a-t-il vécu là ? Il lui faut du chaud, à ce corps vieillissant. Combien de temps ? Le silence, on le voit tous mourir. Cela s’entend, cela se voit. Je suis encore une enfant, jambes écartées dans une cour, je l’entends, je le vois chuter. Commencement et fin se confondent. L’écriture vient. Qui le ramasse ? L’écriture vient. Personne ne le ramasse. Ce n’est pas un être, ce n’est pas une chose. Je le regarde, moi. Je le vois. Le premier trou dans le cœur. La première fois que je me sais un cœur. Que je me sais faite de bruit. L’écriture vient. … Ce silence, là, dans ma pièce d’écriture, est un fantôme, je le sais. Une pensée résistante. Un souvenir d’enfant qui joue à la balle au prisonnier. Plus personne ne joue à la balle au prisonnier. Elle vient mal, malhabile. Elle se défend. Elle protège son fantôme. Elle ne veut pas revenir. Elle a peur. De revenir. Peur de remuer les os du silence et que cela s’entende. Que cela se sache qu’elle l’a gardé près d’elle tout ce temps. Tout ce temps. Anne Marie Jugnet, "Loin de tout", 1989, photographie argentique noir et blanc, 120 x 150 cm, ©Anne Marie Jugnet.
Peau de sable

ce n'est plus de la pluie ce n'est plus du vent il y a une peau entre la pluie et le vent avant elle je ne pouvais rien contre tout ce qui me poussait dans le dos je peux rester sur l'île je peux rester je peux la traverser la quitter pour la voir de loin la voir mieux l'entendre m'attendre la vouloir qui me prend toute entière la vouloir qui me jette sur la terre fermée et me laisse jalouse de ceux-là qui la traversent ignorant qu'elle est lèvres et langue ignorant qu'elle me rapporte sans discontinuer les mots qui dévalent sur elle des contre-hauts comme pluie poussée par un vent lent les mots lents désirés comme pépite dans une batée puis rejetés à la Loire pour que la joie vienne encore et que la fin perde de sa superbe reste ce qui doit rester ce qui part et demeure dans un même mouvement Photo Gabrielle Segal "Nantes, novembre 2022" ©Gabrielle Segal
Cœurs, cœur.

On ne voit jamais nos propres mains dans les rêves on voit d’autres mains mais ce ne sont toujours que nos mains comme celles-là qui m’ont volé l’écriture celles-là qui m’ont coupé la langue celles-là qui me pousseront du pont je me dis cela peut arriver sans volonté ni désir seulement de ne pas avoir supporté la vue du rêve échoué là dans la réalité vite je lui ai donné un corps je lui ai donné un lieu vite je l’ai détourné du bleu du ciel vite vite vite je me dis cela est arrivé avec volonté avec désir j’ai aimé j’aimerai encore pendant les temps de l’amour entre les temps de l’amour qu’ai-je fait que n’ai-je pas fait que ne pourrai-je jamais faire des mains là et ce sont mes mains tordent le cœur du rêve jusqu’à la lividité mes mains je ne les verrai jamais triompher le rêve errant et désincarné cela vaut-il mieux cela est-ce plus doux jamais personne n’aimera comme celle-là qui ne sait pas aimer Frida Kahlo, "Les deux Fridas", 1939, huile sur toile. © Luisa Riccciarini/Leemage
La peau d’hiver

il y a ce corps pénétré par lui-même par sa propre fatigue sache chaque mot qui s’écrit est un coup qui se donne mais il faut les écrire ne pas les esquiver laisser toujours le corps se pénétrer lui-même et par tout ce qu’il sauve d’une mort certaine voilà ce que nous nous sommes le sujet du sujet l’objet de l’objet sache écrire pour cela il faut être emplie tout aussi bien que vide il faut être fatiguée éprise et prise de folie il faut manquer de tout ce qui déjà est en nous il faut regarder l’autre comme une éternité qui pénètre le corps et l’âme de sa beauté sache écrire pour cela il faut souffrir beaucoup de ce que d’autres vivent sans souffrir jamais sans même qu’ils ne voient l’aiguillon qui dépasse de cette peau d’hiver contre laquelle nous nous on va se frotter en sachant la blessure mais c’est la peau choisie c’est la peau désirée c’est la peau d’écriture Claude Cahun, "Self Portrait (With Cat)", 1927, photographie. © Jersey Heritage Trust.