Maintenant il faut la tuer Celle qui t'a conduite jusqu'ici Elle te le demande Avec ces yeux-là Les mêmes qu'elle lançait loin devant elle Sans se soucier de ne plus y voir Disant comme ça Je verrai plus grand Si je gagne des yeux plus grands Elle rejouait ses gains Et même des yeux plus grands Elle les rejouait Puis elle les perdait Maintenant il faut la tuer Celle qui n'est rien d'autre que l'autre Avec son nom donné du bout des lèvres Dans la brièveté d'un amour posé là Comme mouche se pose n'importe où Elle lançait loin devant elle ce nom Sans se soucier de ne plus être vue Disant comme ça Pas vue pas prise Elle comptait sur la nuit Pour ralentir le jour qui vient En tout semblable au jour parti Elle comptait sur le rêve Pour ramener tout ou rien Pour ramener mieux ou pire Pour ramener pareil Elle attendait Elle aimait attendre Elle n'aimait qu'attendre Elle ne parlait plus Ou seulement elle formait des mots À partir de sons chopés avec sa langue Dans la gueule des chiennes sauvages Qui lui tournaient la tête Qui lui tournaient autour Avec leurs pattes sales et douces et leur odeur de vent Et d'amande de mer Maintenant il faut la tuer Celle qui n'est rien d'autre que tout Elle te le demande
Contre les murs

Enfermée dans la douceur Pas la vraie Pas la mienne À l'intérieur Rage et jouissance et Ravissement Pour les paysages les écrits Les êtres rêvés À la longue Dégoût du rêve De ses sujets de ses objets Mal formés Puis enfin La faim de nouveau Le désir pour les rêves informes Seule compagnie Seule vérité Dans l'espace restreint Du corps enfermé dans la douceur Pas la vraie Pas la mienne La mienne Capable de disparaître Capable de se renier Et de frapper et de mordre et de lécher La mienne toute entière contenue dans l'air les liquides Le silence Qui fait le bruit et la fureur De toutes les tempêtes Toile "Les linges" © Gabrielle Segal
Des siècles d’écritures
L'autre L'amante Prête à en découdre Avec les siècles de couture À l'aube quitte Un lit blanc et rubis Qu'elle appelle notre lit Bien qu' elle y dorme seule Ah mais les rêves dit-elle Ne comptent pas pour rien L'autre L'amante Tombe sur les genoux Se relève et retombe Se relève et retombe Se relève encore De loin elle le sait Cela semble une danse Cela semble une ivresse
Scyalitique
Quelque chose reste de l'infinie douceur Pourtant jamais venue Jamais tenue Entraperçue parfois Dans la cambrure d'un corps Cependant qu'il retombe Tandis que le jour noie de sa lumière clinique Et même en pleine nuit Toute chose rêvée Toute chose voulue Toute chose donnée
Cinglés

Là devant nos yeux La force déversée D'une pluie cinglante qui ne s'arrêtera plus Qui refuse de mourir Ou qui ne le peut pas Qui ne le peut plus Comme si le mouvement Inlassablement répété De ses éléments Nés à distance infinie de nos esprits S’évertuait à marteler le lieu de notre présent Dont on se moque bien Préférant depuis toujours et pour toujours Regarder loin devant regarder loin derrière Revenant dans le jour seulement Pour y laisser notre dépouille
Poème blanc
Il est si simple de disparaître Quand le choix du silence Se fait malgré moi Si simple de le sentir couler Comme sang hors des artères Chaud mais glaçant la chair Si simple de disparaître Sous le drap de la mélancolie D'y somnoler sans trouver le sommeil Si simple de laisser le silence parler à ma place Sa voix pâle et diaphane Comme moi-même suis devenue Résonne sans que cela s'ébruite Toute chose murmure Y compris la lumière Tout chose hurle Y compris la pénombre
Poésie pauvre
Le temps a déposé là Sur mon sein Une peine définitive Tel un cœur apparent Que je n'ose pas toucher Ni même regarder C'est assez qu'il batte Avec plus de vigueur Que ne le peut le centre De ma poésie pauvre De ma parole arythmique Mon véritable cœur
Chaos !
Faire ce voyage dont nul n'a rêvé Ni père ni mère Le faire comme prisonnier Observant sous l'arbre de la cour les espoirs qui entrent dans le fruit mort Lentement lentement Pour se donner le temps de désirer Cette chair amochée dont ils vont se repaître Le faire comme putain Qui parcourt à l'allée le chemin du retour Au retour le chemin de l'allée Du pareil au même Oui et non Il s'en trouve toujours pour dire ça Oui et non Oui et non Et ça annule absolument tout Bien qu'au départ ça ne soit pas l'idée Au départ il n'y a pas d'idée Pas la moindre Le faire seul et puis accompagné Et seul de nouveau Et puis accompagné par soi-même On pourrait se dire Enfin ! Mais ça n'est pas ce qu'on fait On se dit Dommage ou Hélas ou Tant pis Et il se peut qu'on rie De notre propre voix Pourtant triste à pleurer À ce moment précis Où la mélancolie nous fait sa demande Dommage On se dit encore Un mariage de raison Je m'attendais à… Quel est ce mot aussi creux qu'une conque Je m'attendais à mieux Faire ce voyage dont nul n'a rêvé Ni père ni mère Ni diable ni dieu Ni philosophe ni poète Ni même le chevalier à la triste figure Le faire en rêvant tout le temps Tout-le-temps Avec en fond le bruit De l'horizon qui remballe Sa ligne d'arrivée ou de départ Du pareil au même Oui et non Oui et non
La pendule

Ces heures Ce sont les tiennes Si elles t'attendent ? Il faudrait pour ça qu'elles soient faites d'autre chose Ce n'est que du temps que tu as bêtement laissé là en partant Qui a tourné en regrets de je ne sais même pas quoi Si tu voyais mon âme Toute penchée en avant par le poids de ce vide Peut-être que c'est ça l'éternité Du temps bêtement laissé là Dont on ne peut rien faire Cependant qu'il nous use Photographie de Cindy Sherman. Untitled # 305, 1994.
Clair obscur

Tu as dit L'aube ressemble à quelque chose d'autre Et tu admirais sa lumière assise près de la fenêtre dans une posture d'enfant sage Un ciel azurin tu as précisé Puis Toute lumière meurt à cause de nos gestes et du vent et de la mort elle-même et de toi et de moi Tu as dit L'aube est une condamnation mais je ne sais pas de quoi Et cette pensée à moitié vide t'a fait sourire avant de t'attrister Bien sûr la tristesse J'ai dit L'aube ressemble à un tourment tu ne trouves pas Un tourment tout juste débutant Tu as fait non de la tête Et répété pensivement Une condamnation Mais je ne sais pas de quoi et je ne sais pas pourquoi C'est à ça que je songe devant cette clarté remarquable Toile de PAVEL CHISTIAKOV Giovannina assise à la fenêtre, 1864. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.