Il était une fois, l’histoire vraie, si l’on y croit, du canard de bronze amateur de conte. Pourquoi ce canard est-il en bronze ? Jugez-en par vous-même.
Il y a de par le monde, vous ne l’ignorez pas, pléthore de conteurs. Hélas, ils meurent comme vous et moi. Et quand cela arrive, un grand vide se crée dans tous les endroits où ils ne déposeront plus le fruit de leur imagination. Comme des trous dans la couche d’ozone. Ça se passe dans nos maisons, sur la pelouse de Sheap Meadow, sur les bords de l’Hudson, sur les bancs du métro. Des trous gros comme ça qui aspirent notre fantaisie et nous laisse abattus et tristes.
Et malgré mes nombreuses prières pour épargner tous les conteurs, je n’ai pu obtenir de dispense que pour un seul : Hans Christian Andersen.
Je vous rapporte ici et sans omission la conversation que nous tînmes avec Qui-Vous-Savez, le jour où je me rendis à la cathédrale Saint-Patrick pour lui exposer ma requête.
— Pourquoi sauverais-je les conteurs ? me questionna Qui-Vous-Savez, après que je lui ai exprimé ma demande. Ces gars-là écrivent des choses insensées. Et ça se vend ! Le pire, c’est que ça se vend !
J’arguais que c’est son livre à lui qui se vendait le mieux depuis des siècles. Et j’allais mettre en cause la vraisemblance de certains de ses écrits, avec quelques exemples bien sentis, quand il me lança d’une voix de stentor :
— C’est normal ! Mon histoire à moi est crédible.
— Ha ! fis-je, malgré moi. Le regard qu’il me lança alors ne peut se décrire avec des mots inventés par les hommes.
Mais passons. Je ne vous rapporte ici que quelques bribes de notre interminable négociation. De guerre lasse, Qui-Vous-Savez accéda à ma requête et m’accorda de choisir parmi tous les conteurs le plus digne d’être épargné du trépas. À la seule condition que celui-ci ne s’y oppose pas, ne formule pas clairement de demande contraire.
— Tout de même, je leur offre rien de moins que le paradis après leur passage terrestre, s’emporta-t-il. La vie éternelle, Nom de Dieu ! Ce n’est pas rien.
Dans sa bouche, ce juron ne sonnait pas comme dans celle d’un quidam, je peux vous l’assurer.
Sans hésiter, je lui désignais Hans Christian Andersen. En souvenir de « la petite marchande d’allumettes », qui m’avait tant fait pleurer, et « du vilain petit canard », qui se trouvait être mon conte de chevet depuis ma plus tendre enfance et qui avait participé à mon développement personnel de manière étonnante.
— Votre Franz, me lança Qui-vous-Savez, quand est-ce qu’il va…enfin, vous voyez… mourir, quoi ?
— Le 04 août 1875.
Ma précision lui rabattit le caquet.
— Que ma volonté soit faite, dit-il sur un ton ampoulé avant de disparaître comme il était venu, non sans montrer son agacement par un coup de vent divin, bien placé sur l’échelle de Beaufort.
Muni de ma dispense celeste, j’allais sur le champ quérir Andersen. J’arrivais presque trop tard et trouva le conteur sur son lit de mort. Je lui fis part de la décision de Qui-Vous-Savez. Mais tout à son agonie, il ne m’entendit pas et pour le coup me prit pour un ange.
— Mène-moi au paradis, me chuchota-t-il, d’une voix souffreteuse. Je ne désire rien d’autre. Le bruit de l’eau, le bruissement des feuilles, les pas sur la terre meuble, et le chant des oiseaux.
Je vous assure qu’il m’a dit ça. À part que moi, avec tout le raffut que j’avais fait auprès de Qui-Vous-Savez pour lui obtenir son immortalité, je me refusais à rendre l’âme du conteur, fusse-t-elle consentante et dussé-je manquer à ma parole envers la plus haute autorité connue à ce jour.
Dieu merci ! si je puis dire, il existait, depuis une vingtaine d’années, un échantillon de paradis sur la presque île de Manhattan. On avait nommé l’endroit Central Park, puisqu’il était central et que c’était un parc. Lors de sa création, les journaux du monde entier en avaient fait l’éloge. Par la magie que m’octroyait ma dispense divine, j’y menais Andersen au plus vite et l’installais non loin du Conservatory Water, en l’assurant que nous avions atteint les jardins d’Eden. Dès lors qu’il découvrît le lieu, les forces lui revinrent. Le clapotis de l’eau, le tressaillement des feuilles, les pas dans l’allée et le gazouillis des oiseaux. Tout y était.
Convaincu d’avoir rejoint le paradis, le conteur s’assit confortablement et ouvrit son grand livre de contes. C’est alors que Qui-Vous-Savez, furieux que j’ai immortalisé une ouaille toute prête à passer l’arme à gauche, répandit sur elle un métal en fusion, qu’il extirpa à mains nues des Enfers et le conteur fut emprisonné dans le bronze, sans autre forme de procès.
— Ainsi nous sommes quitte, me dit Qui-Vous-Savez, de sa voix d’acteur des années quarante. Ni mort, ni vif, le Franz !
— Un peu comme vous ! lui rétorquai-je.
Mon problème, c’est que je n’ai jamais su me taire. Et sur ce coup-là, il est bien évident que j’aurais dû.
Bah ! Je n’avais échoué qu’à moitié. L’âme du conteur était vivace sous le bronze et elle colporterait sa fantaisie alentour pour l’éternité.
Et le canard, me direz-vous ? Vous savez ce qu’il vous dit, le canard ?
Un conte de la Saint-Patrick. Le conte de la nuit, domaine de Foley McGoohan.
Il était une fois sur les terres d’Irlande, dans le comté de Monaghan, l’histoire vraie, si l’on y croit, de Foley McGoohan, dont on ne sait s’il était laid ou si les hommes avaient décidé de le voir ainsi.
Quoiqu’il en fût, aux yeux de tous, la laideur de Foley était telle que nul ne songeait qu’elle pouvait être fortuite. Et comme les êtres pensent avec leurs yeux et non avec leurs âmes, et comme leurs yeux ne percent pas les âmes, ils jetèrent sur lui l’opprobre et le chassèrent des heures comprises entre l’aube et le crépuscule. Ainsi, les nuits de Foley McGoohan devinrent ses jours. Les jours devinrent ses nuits. Et lorsqu’un quidam s’attardait le soir tombé sur la lande, il priait pour ne pas le croiser. Si cela se produisait, il perdait le sommeil, non pas, comme il le croyait, à cause de la disgrâce de Foley, mais de sa bêtise à lui, autrement effrayante.
Durant l’une de ses nuits d’errance, ses pas menèrent Foley devant la demeure de Meallán Callaghan, le conteur. On le disait mourant. On disait que lorsque la mort pétrifierait ses lèvres, ses contes disparaîtraient à jamais, faute d’héritier. Les hommes s’étaient bien pressés à son chevet, car le métier de conteur en séduisait plus d’un, mais Meallán n’en trouva parmi eux aucun qui fut digne de lui succéder.
Foley allait passer son chemin quand la porte s’ouvrit. Une vieille l’invita à entrer. Sedna Callaghan, l’épouse du conteur. Il hésita, mais l’insistance joyeuse de la femme le convainc. Elle attrapa sa main et le mena silencieusement vers la chambre de Meallán. Elle poussa une chaise près du lit et sortit de la pièce.
Foley McGoohan s’assit près du conteur qui se tourna vers lui et l’observa longuement. Par longuement entendez de longues heures. Le jeune homme baissa la tête pour ne pas exposer son visage disgracieux. Mais Meallán mit le poing sous son menton et l’obligea à la relever. Peu à peu, Foley oublia sa laideur, car elle ne transparaissait pas dans les yeux du vieillard. Il releva la nuque et se prêta à l’observation insistante avec un certain plaisir. À la vérité, Meallán Callaghan scrutait son âme. Et parce qu’il vit en elle la vivacité, la noblesse et la clarté des conteurs, il fit de Foley son héritier.
Durant les dix-sept jours suivants, il lui conta les mille histoires que renfermait sa mémoire. Et quand son trésor eut changé de cassette, il s’éteignit à l’aube d’un jour dont il n’avait plus que faire. Sedna scella alors les lèvres de son époux et raccompagna Foley à la porte. Voyant que celui-ci hésitait à la franchir, elle l’assura que plus rien ne subsistait du passé. Celui-ci était mort, aussi mort que Meallán Callaghan. Il était à présent le conteur du Comté de Monaghan et nul ne songerait à attenter aux jours d’un homme d’une telle importance. Elle se fourvoyait, bien sûr, comme on se fourvoie toujours sur les intentions humaines.
Foley McGoohan emprunta le chemin qui descendait au village. Fort des paroles de Sedna, il marchait d’un pas assuré, le visage découvert. Il portait le manteau du conteur mais cela ne le sauva pas. Les premiers hommes qui croisèrent sa route le rouèrent de coup et l’abandonnèrent gisant sur la lande, afin qu’il apprenne que le jour n’était pas son domaine. Il ne mourut pas. Mais son héritage s’échappa par le filet de sang qui coulait de sa tempe et se déposa sur le sol irlandais. Le vent lui ravit les mille contes hérités de Meallán Callaghan. Dès lors, Foley McGoohan erra toutes les nuits dans la lande balayée par les souffles puissants pour reprendre son bien. Mais le vent, se plaisant en conteur, refusa de le lui rendre. On dit que Foley erre encore et que tant qu’il en sera ainsi, les habitants du Comté de Monaghan ne passeront pas de nuits sereines, car l’ennui hantent leurs demeures et assèche leurs âmes.
Ce que je sais, c’est qu’il y a peu de chance qu’un être, aussi laid soit-il, effraie le vent. Peu de chance qu’une âme brisée de main d’homme trouve la guérison. Peu de chance que le jour devienne le domaine de Foley McGoohan.
Le conte de Brett Meiler, souffleur de théâtre.
Les légendes naissent parfois de l’indifférence que l’on porte à certains. Et s’il existe un être qui échappe à notre vue parmi tous les êtres qui nous indiffèrent, c’est bien le souffleur de théâtre. Laissez-moi vous raconter l’histoire du dernier d’entre eux. Celui qui rendit véritable la légende que je vais vous narrer.
Il était une fois l’histoire vraie, si l’on y croit, de Brett Meiler, souffleur de théâtre, qui naquit à Broadway et ne mourut nulle part, par la grâce des mots qui l’en dispensa, par la grâce d’une passion qui lui épargna la froideur du trépas.
Brett Meiler vit le jour dans la loge d’une petite salle du quartier des théâtres de Manhattan. Un tragique soir de générale, sa mère le mit au monde entre le premier et le troisième acte d’une pièce de Shakespeare dans laquelle elle tenait un rôle mineur. Faute de soins, elle mourut dans l’heure. Et son amour du théâtre, refusant de la suivre dans l’abîme, se refugia dans le corps vigoureux du nourrisson, au cœur même de son cœur.
Fort de cette passion qui coulait dans ses veines, Brett n’éprouva pas, en grandissant, le désir de découvrir le monde, car le monde se trouvait là, dans les salles de Broadway, entre la cour et le jardin. Et la diversité des êtres s’y trouvait aussi.
Il s’essaya un temps au métier de comédien, mais ça ne lui convint pas. Cela ne lui amenait que le point de vue limité à son rôle et sa curiosité n’en fut pas satisfaite. Il préféra une vision plus absolue du monde que seul le trou du souffleur lui offrit.
Et il s’y blottit avec bonheur, dos au public, face à la scène. À l’affût du regard des acteurs, vivant sa vie au travers de celles qui foulaient les planches, connaissant de mémoire les répliques d’un vaste répertoire, les répétant pour lui-même durant les spectacles.
Hélas, il se trouve toujours un homme dont l’unique passion est de détruire la passion des autres.
Aussi, peu à peu, dans le quartier des théâtres de Manhattan, comme ailleurs, les souffleurs étaient remplacés par des machines que l’un de ces hommes avait créées.
Augurant de sa propre disparition, Brett cessa d’être heureux. Il attendait avec angoisse l’heure où on l’isolerait du monde et de la diversité de ses êtres. Il attendait de mourir. Car qu’y a-t-il après le théâtre ? « Il n’y a rien ! » lui dit une femme qu’il croisa un jour dans Times Square et auprès de qui il s’épancha. « Il n’y a rien. Mais le théâtre n’est pas mourant. » rajouta-t-elle en désignant du doigt les longues files d’attentes à l’entrée des salles. « Bien sûr. Le spectacle continue » lui répliqua tristement le souffleur.
La femme attrapa son visage à deux mains comme le ferait une mère, et ce geste était déplacé car Brett était maintenant un homme vieillissant. Elle lui dit, en le regardant droit dans les yeux : « Je vois que tu possèdes un amour immodéré pour le théâtre. Une passion brûlante. Méfie-toi d’elle. Quand ta dernière heure s’annoncera, elle cherchera la fuite par tous les moyens, pour ne pas te suivre dans les abîmes de silence, d’oubli et de froideur. Elle cherchera un autre cœur vif où installer sa flamme. Tu ne dois pas la laisser faire. Pour la conserver en toi au-delà de la mort et ne pas mourir tout à fait, tu devras t’isoler du reste des hommes quand le moment viendra. Promets-moi de le faire. » La femme serra les joues de Brett plus fortement et ne relâcha son étreinte que lorsqu’il acquiesça à ses propos.
Il y avait de nombreux déments qui erraient dans Times Square et leurs répliques n’étaient guère inspirées. Brett oublia vite l’événement et les mots que la femme avait prononcés.
Ça n’est que quelques mois plus tard, quand il s’effondra dans le trou du souffleur, anéanti par une douleur à la poitrine, que ses paroles lui revinrent à l’esprit. Et pour la première fois de sa vie, il regretta de se trouver au cœur de la salle, entre les comédiens et le public. Car, se dit-il, ma passion n’a que l’embarras du choix pour se trouver un nouvel hôte.
Mais celle-ci n’en fit rien. Car il n’existe pas d’homme plus isolé que celui qui vit dans le trou du souffleur. Un homme invisible aux yeux de tous. Et bien qu’il observe le monde et la diversité de ses êtres, il n’en est jamais l’acteur ni le spectateur. Il est celui qui connaît l’histoire. Le début et la fin. Et à cause de cela, il est celui que l’on ne désire pas connaître.
Aussi, la passion de Brett ne trouva alentour aucun cœur de remplacement, et de fait, elle se blottit dans son âme, attendant que sa flamme ne s’éteigne. Mais cela n’arriva pas. Car les âmes sont immortelles, si peu qu’un feu les anime. Le fantôme du souffleur apparut ce même jour. Qu’importe le flacon, se dit-il, pourvu qu’on ait l’ivresse.
Depuis lors, lorsqu’un régisseur de Broadway frappe le brigadier sur le sol, annonçant le lever de rideau, un éther frôlant les spectateurs, traverse le parterre pour rejoindre l’emplacement où se situait autrefois le trou du souffleur. Un éther qui porte l’essence des personnages jusqu’aux lèvres des comédiens. Un souffle d’air, sans plus, riche de la parole des livres et du savoir de leurs auteurs.
Le conte de la fleur noire et du pêcheur d’âmes
Il était une fois l’histoire vraie, si l’on y croit, de la fleur noire, d’Alicia Becker-Thomass et du pêcheur d’âmes qu’elle rencontra dans les profondeurs du fleuve Hudson.
Les évènements se déroulèrent comme si tout allait de soi. Comme si tout était écrit depuis longtemps dans un livre poussiéreux reposant sur un rayon de la bibliothèque municipale. Alicia ne se souvenait pas qu’un jour de sa vie fut plus heureux qu’un autre. Elle ne se souvenait que d’un seul jour néfaste qui se répétait à l’envi. Chaque matin, la misère la sortait brutalement d’un sommeil glacé et la poussait hors du tunnel où elle se réfugiait pour dormir. Agrippant Alicia de sa main rêche et brutale, elle l’entraînait vers la lumière des grandes avenues, et là, l’obligeait à mendier quelques pièces aux passants jusqu’au soir.
Tout allait de soi. Tout était écrit.
Le jour de l’Avent, alors que la riche Manhattan festoyait, une pensée nouvelle traversa l’esprit d’Alicia Becker-Thomass. Une pensée aussi furtive qu’une étoile filante. Tout au long du jour, l’astre passa et passa encore devant ses yeux, à chaque fois plus incandescent, à chaque fois plus proche. Une pensée incandescente. La seule qui valait depuis longtemps, depuis toujours. Alicia décida de la suivre.
Mais avant cela, elle entra dans une boutique de l’Upper East Side, pour acheter une fleur, comme elle le faisait chaque premier janvier. N’importe laquelle dit-elle à la vendeuse, du moment qu’elle soit noire et coûte moins de deux dollars. La fleuriste, ne cachant pas sa répulsion envers cette cliente négligée, sortit de sa poubelle de coupe un hellébore oriental noir à demi fané et le lui tendit. Gratuit, lança-t-elle, sous le coup d’un reste d’esprit de Noël.
Au crépuscule, Alicia, serrant dans sa main cette fleur, alla se jeter dans l’Hudson pour suivre la pensée qui lui avait soufflé de le faire. La plus belle pensée de toutes.
Tout allait de soi. Tout était écrit.
Tout juste entendit-elle le bruit de l’eau qui se déchirait, le crépitement de l’astre qui se refroidissait brusquement. La pensée funeste qui s’éteignait.
Atteignant le lit du fleuve, Alicia vit un homme, nonchalamment assis sur la banquette arrière d’une carcasse d’automobile. Elle ne trouva pas la situation incongrue. Que savait-elle de l’au-delà ?
L’au-delà ! Tout de suite les grands mots, lui lança le pêcheur d’âmes qui lisait dans les esprits comme dans un livre ouvert.
Il tapota la banquette pour qu’Alicia vienne y prendre place. Quand on choit, fillette, lui dit-il d’une voix gentiment moqueuse, après qu’elle s’était assise, ça n’est jamais vers le haut ! C’est une question de bon sens. Tu ne crois pas ?
Sans attendre de réponse, il claqua dans ses doigts et l’âme d’Alicia, au fait du signal, quitta ce corps malmené par la vie sans regret et alla rejoindre le sac de cuir que le pêcheur ouvrait grand à son intention. J’espère, dit-elle en s’y engouffrant, être mieux lotie la prochaine fois ! C’est prévu ! lui répondit celui-ci en claquant de nouveau dans les doigts. Car les âmes, ce jour-là, abondaient.
Lorsque l’on remonta le corps sans vie d’Alicia Becker-Thomass sur la rive, un hellébore noir était comme agrippé à sa poitrine. Et, croyez-le ou non, mais ses pétales s’ouvraient et se fermaient au rythme d’un cœur qui bat. Tous le virent, tous se turent.
Tout va de soi. Tout est écrit.
Le conte de la muse du Poitín
On raconte que les conteurs d’Irlande ne sont humains que pour moitié et que l’autre peut tout aussi bien appartenir à Dieu, au Diable, au vent, à l’air, à la pierre… Qui le sait ? Une moitié mystérieuse qui en fait des êtres à part et fous sans aucun doute. Car la folie se loge aisément dans les moitiés mystérieuses. Leurs voix est grave et profonde et il se dégage d’eux une odeur d’âtre à cause du temps qu’ils passent devant les cheminées de ferme. Leurs mains sont larges, et quand elles se déplacent dans l’air, leurs mouvements deviennent les objets qui illustrent le conte. Une arme, un serpent, un navire et son équipage, un violon, un cheval, Saint Patrick en personne. Des blagues à tabac traînent au fond du manteau humide des conteurs, mais jamais leur flasque ne contient de Poitín. Car Dieu les préserve d’aller quérir leur inspiration dans les vapeurs de cet alcool. Car là se trouve une muse qu’il est dangereux de déloger. Mais aucun ne s’y risque depuis que le meilleur d’entre eux le paya de sa vie. Celui qui jusqu’à l’heure de sa mort se nommait Baile O’Cahan.
Ce soir-là, Baile œuvrait dans le Comté d’Antrim. Il avait décidé de narrer la légende locale de la Chaussée des Géants qui plaisait à tous. Afin de s’éclaircir la gorge, il trempa ses lèvres dans un verre de Poitín que lui avait apporté son hôte.
« Il était une fois, commença le conteur, l’histoire vraie si l’on y croit, de Molly Callaghan, d’un miracle qui ne fut pas accompli par Dieu et d’un feu qui ne fut pas attisé par le Diable. »
Ce n’était pas là le récit de la Chaussée des Géants, mais Baile n’était plus maître des mots qui traversaient ses lèvres. La muse du Poitín avait envouté son âme et s’exprimait par sa voix.
« On découvrit Molly Callaghan sur la grève un lendemain de tempête, poursuivit le conteur. Le nourrisson gisait au milieu d’algues emmêlées, de bois flotté et de cadavres de méduses. Il s’avéra qu’il était dépourvu de jambes et personne dans le village ne voulut s’encombrer d’un tel fardeau. Lors d’un conseil exceptionnel, on décida de le placer d’office chez les Callaghan qui se remettaient mal de la perte de leur unique fils et qui avaient la réputation de ne jamais contredire leurs aînés.
La fillette était plus solide que ne le laissait supposer son apparence. Quelques années plus tard, il n’était pas rare de la croiser sur la lande, ou sur la grève où elle passait de longues heures à scruter l’horizon.
Avec le temps, les légendes la concernant s’accumulèrent. Elles étaient bientôt si nombreuses et farfelues que plus personne n’osa approcher Molly, de peur que l’une d’elles s’avéra être exacte. La seule vue de l’enfant, assise dans cette étrange carriole que lui avait fabriqué son père adoptif, alimentait d’angoissantes superstitions et les villageois perdaient un temps précieux en prières et incantations afin d’éloigner le mal. Car en fin de compte, toutes leurs élucubrations faisaient de Molly Callaghan la fille du Malin.
Lorsqu’elle eut atteint ses huit ans, on l’avait déjà rendu responsable de sept naufrages, de trois mauvaises récoltes, de nombreuses fausses couches, de morts inexpliquées, et d’une épidémie de grippe. De peur qu’on la lapide, ses parents ne la menèrent plus au village.
Cela ne suffit pas à éteindre le feu qui couvait dans l’âme des villageois. Des temps difficiles s’annonçaient, car les saisons s’étaient inversées et les champs ne donnaient que de la poussière. Il fallait que ça cesse. Que le Diable récupère sa progéniture. On sonna l’hallali.
Quand les villageois les plus hostiles arrivèrent devant la demeure des Callaghan, c’est Molly en personne qui leur ouvrit. Debout sur ses deux jambes. Des jambes qu’elle semblait posséder depuis toujours. D’un geste timide, elle les invita à entrer. Pétrifiés, ils s’exécutèrent en silence, de crainte que le diable dirige cette maison. Lorsque tous eurent pénétré dans l’unique pièce, Molly pria ses parents de la suivre au dehors et referma la porte sur les villageois médusés. Et, croyez-le ou non, cette bâtisse de granit s’embrasa comme si elle n’était bâtie que de paille.
Molly et ses parents coururent jusqu’à ce que la ligne maritime mette fin à leur course. Ils prirent un peu de repos sur la grève.
— Ce n’est pas moi qui ai fait ça, dit l’enfant à ses parents. Ce feu, ils le portaient en eux.
— Je le sais, lui répondit son père. Tout comme tu portes tes jambes en toi.
— Je n’ai fait que nous sauver la vie, dit-elle d’une voix blanche.
Puis, elle pointa l’océan du doigt. Malgré les supplications déchirantes de son père et de sa mère qui avaient compris ses intentions, elle se dégagea de leurs étreintes et s’enfonça dans l’onde jusqu’à être entièrement engloutie. Mais il n’est pas sûr qu’elle cessât de vivre, car c’était là son élément. Ainsi naissent les sirènes. Filles maudites de la terre, déesses maritimes. »
Lorsque le conte fut achevé, Baile O’Cahan se tut définitivement, non sans avoir entendu s’avancer vers lui le death coach. C’est ainsi que depuis toujours la muse du Poitín agit, afin que l’histoire qu’elle narre par la bouche du conteur disparaisse à jamais. Car qui serait assez imprudent pour la conter à nouveau ? Assez téméraire pour l’entendre à nouveau ?
Le conte de Muirgen Mac Rae
Il était une fois, l’histoire vraie, si l’on y croit, d’une ombre errant dans Manhattan, nuit et jour. Une ombre libérée du soleil et de ses succédanés électriques nocturnes. Libérée, si on veut, car jamais elle ne fut esclave de Phébus, ni de la fée d’Edison. En vérité, cette ombre-là, n’était que l’ombre d’elle-même.
Le malheur de Muirgen Mac Rae fut que la peau claire de son visage, si parfaitement dessiné, servait d’écrin aux yeux les plus précieux d’Irlande. Deux pupilles émeraude qui étaient, cela se disait, l’unique trésor de la terre de Paddy. Hélas, aucun homme de l’île, en âge de se marier, ne disposait d’assez de richesse et d’orgueil pour s’emparer d’une telle parure.
Pas un seul ne possédait de domaine à la mesure de Muirgen Mac Rae, car tous se partageaient, sans querelle, les prés et les forêts.
Pas un seul ne possédait d’écrits à sa mesure, car tous se partageaient, sans querelle, les contes et les poèmes.
Pas un seul ne possédait de sentiments à sa mesure, car tous se partageaient, sans querelle, leur amour pour elle.
Finalement, tous gardèrent leur distance et l’unique visiteur de Muirgen Mac Rae devint le temps qui passait chaque jour bruyamment près de sa demeure. Afin de ne plus l’entendre, elle s’embarqua sur un navire de la Cunard Line en partance pour New York.
Dès que le bâtiment se fut éloigné de Queenstown, de menaçants nuages apparurent au-dessus de l’océan. De sombres nuages, traversés de part en part par des éclairs rougeoyants et silencieux. Et malgré les ordres concis d’un capitaine expérimenté pour mener le bâtiment au large avant que ne se lève la tempête, pas une manœuvre ne parvint à le faire virer. Le navire longeait inlassablement la côte, comme s’il ne pouvait se résoudre à quitter l’Irlande. Et lorsque l’ordre fut donné de couper les machines, il poursuivit son errance côtière, dédaignant la mécanique.
L’officier se rendit à l’évidence, le paquebot de la Cunard était possédé. Et parce qu’on ne plaisantait pas avec la hiérarchie dans la marine anglaise, il abandonna la passerelle à l’être qui le hantait dorénavant, car son grade surpassait le sien. Puis, il se retira dans sa cabine où il se fit servir un whiskey pur malt.
Quand le commandement fut entre les mains de l’hôte mystérieux, le navire s’immobilisa, gîtant légèrement à bâbord. Les heures menèrent cette partie du monde et tout ce qui la composait jusqu’à la nuit. Une nuit si noire qu’aucun homme ne pouvait s’y mouvoir. Une nuit si longue que plusieurs jours furent à jamais bannis des calendriers. Puis une aube se leva enfin, car le crépuscule ne saurait être éternel. Mais Muirgen Mac Rae n’en sut rien, car ses paupières étaient désormais scellées à jamais. Et Lorsque le paquebot atteignit la baie d’Hudson, elle n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même.
Depuis lors, les habitants de Manhattan sentent parfois le vent glacial de son désespoir, souffler là, sur leurs yeux.
Mais, peut-on en vouloir à l’Esprit de l’Irlande d’avoir repris son trésor ?
Le Conte de Mercy Stappleton et de son chat, Maître-de-Ballet

Il était une fois l’histoire vraie, si l’on y croit, de Mercy Stappleton et de son chat, Maître-de-Ballet qui devait sa vie à la Mort en personne.
Mercy vivait à Londres et ne possédait rien, hormis le rêve d’enflammer les scènes du Theater District de Manhattan, car elle était danseuse. Disposant enfin du prix du billet, elle traversa l’Atlantique au début d’un siècle qui s’annonçait ni mieux ni pire que les siècles passés ou ceux à venir.
La chance voulut que durant le voyage elle rencontra un maître de ballet. Les passions rassemblent les êtres, dit-on. C’était un vieillard malingre aux immenses yeux bleus. Il faisait danser ses longues mains osseuses dans l’espace en fredonnant à Mercy des airs classiques. La maladie le rongeait, mais son rêve à lui était de croire que la mort ne le pourchasserait pas sur l’océan. « On la dit froussarde, chuchotait-t-il à la jeune femme. » C’était oublier les moissons de marins qu’elle engrangeait depuis toujours. Mais pour le coup, il ne se trompait pas, car ce n’est pas elle qui se chargea de lui.
Lorsque la coque de l’imposant navire atteignit le fleuve Hudson, le déchirant son de l’eau douce éventrée par le métal brisa net le cœur du vieillard. Et la Nature récolta son dernier souffle pour aller s’en servir ailleurs, avant que la Mort ne s’en empare pour ne rien en faire du tout.
Ceux qui se trouvaient au chevet du maître de ballet, se mirent à danser pour le repos de son âme. Et le froissement des étoffes de mauvaise qualité se frôlèrent jusqu’à ce que le navire atteigne les quais d’Ellis Island. Deux jours après, le corps du vieillard fut renvoyé en Europe dans un cercueil en pin du Canada, aux frais de la compagnie transatlantique.
Quelques mois plus tard, Mercy Stappleton découvrit un chaton dans l’arrière-cour du Mecca Temple où elle se produisait. Il était assis là, comme s’il attendait quelqu’un et courut immédiatement à sa rencontre. L’animal plongea ses immenses yeux bleus dans ceux de la danseuse en se frottant gracieusement contre ses jambes. Conquise, elle décida de l’adopter et le nomma Maître-de-Ballet, car il lui rappelait vaguement le vieillard rencontré lors de la traversée.
Il s’agissait bien de lui, réincarné en félin par une Mort offensée que la Nature lui ait ravie un quidam. Celui-là même qui l’avait traité de froussarde. Et lorsque la Mort est en colère, elle agit au contraire de ce qu’elle fait toujours. Et de son point de vue, il n’existe rien de pire que de donner la vie.
Le conte de l’oiseau mort qui cesse de mourir
Il était une fois l’histoire vraie, si l’on y croit, de Malloney Dickson, d’Abigail Cordell et de Walt l’oiseau mort (aussi mort qu’on peut l’être) qui cesse de mourir parce qu’il y a des choses plus importantes à faire parfois.
Lorsqu’il découvre l’oiseau mort, gisant sur la terre du Mall, Malloney Dickson décide de lui trouver un endroit confortable approprié à sa condition. Un petit trou qu’il creusera au pied d’un arbre et recouvrira de terre et de feuilles. Et pourquoi pas d’une pierre plate, s’il en trouve une, sur laquelle il gravera la date de ce jour. Mais il fera ça plus tard. Pour l’instant, il ne peut se résoudre à se séparer de l’oiseau. Il n’est pas si fréquent de pouvoir en observer un de près. Lorsqu’il lui souffle sur le ventre, Malloney aperçoit une parcelle de chair encore rose. Ça l’émeut d’une façon qu’il ne peut expliquer. Après avoir rejoint son banc habituel, il lui cherche un prénom. Finalement, se décide pour Walt. Comme Walt Whitman son poète favori, dont le recueil « Feuilles d’Herbe » traîne au fond de son sac. Chez tous ni plus ni moins c’est moi que je vois, le bien, le mal que je dis de moi, je le dis d’eux… Je suis immortel, ça je le sais.
— Tu es immortel, ça je le sais, chuchote Malloney à Walt, en l’embrassant sur la tête.
— Après tout, ça ne coûte rien, dit Abigail Cordell qui, comme tous les jours, s’est assise à ses côtés et trouve là, enfin, une occasion de l’aborder.
Il ne lui répond pas, mais lui lance un de ces regards noirs dont il a le secret. Elle ne s’en formalise pas et s’approche timidement pour caresser la tête de Walt. Ses gestes sont malhabiles à cause du trouble qu’elle éprouve en présence de Malloney. Elle donne un baiser tremblant à l’oiseau avant de dire à son tour : « Tu es immortel, ça je le sais. » Après tout, pourquoi pas ? C’est une phrase agréable à prononcer.
Des larmes se mettent à couler passivement le long des joues de Malloney à cause de l’irrémédiable évidence que la poésie est sans pouvoir. Il les essuie d’un revers de manche en espérant qu’Abigail ne les ait pas vues. Mais elles coulent aussi sur son visage à elle, à cause de la même irrémédiable évidence.
C’est alors que Walt cesse de mourir. Je n’en dirai pas plus, car je n’en sais pas plus. Entendons-nous bien, l’oiseau ne revient pas du pays des morts. Les morts ne vivent pas (si je peux dire) tous au même endroit. Ce n’est pas si bien organisé. Il cesse de mourir, voilà tout. Un peu sonné quand même, il volette jusqu’au sol, remet de l’ordre dans son plumage méchamment en désordre avant de s’envoler vers une nuée de moineaux qui tournoie autour des grands arbres.
Malloney regarde sa main vide. Abigail la regarde aussi.
— Il devait simplement être assommé, suggère-t-elle du bout des lèvres.
— Il était raide mort ! Malloney lui répond.
— C’est vrai, aussi mort qu’on peut l’être, dit-elle pensivement, en hochant la tête d’une étrange manière.
Ils restent un moment silencieux. À cause des hypothèses farfelues qui leur traversent l’esprit, que chacun préfère garder pour soi.
Enfin, Abigail met sa main dans celle de Malloney. Pour combler le vide laissé par Walt et parce qu’elle en a envie depuis longtemps. Il constate que la main ne pèse pas plus lourd que l’oiseau. Que ses os sont aussi fins et sa chair l’émeut d’une façon qu’il ne peut expliquer.
— Tu es immortelle, ça je le sais, dit-il, car, à l’évidence, les mots du poète possèdent des pouvoirs.
— Tu es immortel, ça je le sais, dit-elle pour s’en convaincre.
Et si le jour passe, ce n’est pas à sa façon habituelle.