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La peau d’hiver

© Claude Cahun
il y a ce corps pénétré par lui-même
par sa propre fatigue


sache 
chaque mot qui s’écrit est un coup qui se donne
mais il faut les écrire
ne pas les esquiver
laisser toujours le corps se pénétrer lui-même
et par tout ce qu’il sauve d’une mort certaine
voilà ce que nous
nous sommes
le sujet du sujet
l’objet de l’objet
sache
écrire pour cela il faut être emplie
tout aussi bien que vide
il faut être fatiguée éprise
et prise de folie
il faut manquer de tout
ce qui déjà est en nous
il faut regarder l’autre comme une éternité
qui pénètre le corps et l’âme de sa beauté
sache
écrire pour cela
il faut souffrir beaucoup
de ce que d’autres vivent
sans souffrir jamais
sans même qu’ils ne voient
l’aiguillon qui dépasse 
de cette peau d’hiver
contre laquelle nous
nous on va se frotter
en sachant la blessure
mais c’est la peau choisie
c’est la peau désirée
c’est la peau d’écriture



Claude Cahun, "Self Portrait (With Cat)", 1927, photographie. © Jersey Heritage Trust.


Le sang blanc du moment

©Joan Mitchell
cette minute
durant laquelle
on ne s’inquiète plus de rien
comme elle semble éternelle
dans la clarté soudaine
comme elle semble douce
entre le pire qui vient d’arriver
la crainte qu’il demeure
mais ce n’est rien
l’amour enveloppe tout le malheur
cela s’est dit dans les olympes

et la chair de l’amour est dure
aussi dure qu’est tendre
la chair éprise de nos rêves
celle-là qui a fait 
des chemins de nos mains
des livres de nos lèvres
des cœurs de nos rancœurs

cette minute
durant laquelle
toute vie devient vie
comme elle semble douce
dans son éternité brève
sa brièveté éternelle


©Joan Mitchell, "Merci", 1992, peinture sur toile, diptyque. ©Joan Mitchell Foundation, New York.

Sur cour

©Gabrielle Segal
Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Tu marcheras plus loin, plus vite, avec tes yeux qui laisseront passer le froid. Sans toi, j’aurai mal, partout où tu te fais mal. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. À cause de ces maudites fenêtres, ouvertes sur la cour de nuit comme de jour, et leurs paupières gonflées par les intempéries d’au moins mille saisons. Tout le chaud s’enfuyait par là. Tout le froid demeurait. Tu remarques mon emploi d’un temps passé ? Je te parle, je te parle. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Je te dis des choses idiotes que tu ne comprendras pas, tant la poésie en est absente. Je te dis : Si l’arbre donnait l’oiseau, il n’y aurait pas de peau mâchée, il n’y aurait pas d’os en compote. Je réponds à une question que tu n’as pas posée : Bien sûr que tu as touché des os d’oiseau, puisque tu m’as caressée. 


Photo ©Gabrielle Segal, "Nantes, 11 Septembre 2022, 14h42".

Carnet d’écriture, 29 septembre 2022

Ce que tu écris en marchant, c’est ce que tu écris de mieux. Ce que tu écris dans l’air et qui se perd derrière toi. Pensées ordonnées. Images splendides. Rentrant, tu t’assois, tu écris ce dont tu te souviens. Ça ne vient pas pareil. Tu poses le peu qu’il te reste, comme on vide ses poches des cailloux, des coquillages et des écorces ramassés. Dans le fond de ta poche, de la terre ou du sable. Des grains qu’on fait rouler sous ses doigts. Le peu qu’il te reste. C’est cela l’écriture. Le peu qu’il te reste. De l’immense discours. C’est cela qui s’écrit. Ce que tu as cru tenir, ce que tu as cru posséder, dans ce transport. Ça ne t’est pas destiné. Pas dans son entièreté. Pas si sûrement. Quand tu marches, tu perces la peau, l’os du monde. Quand tu écris, tu cherches le souvenir d’un corps aimé absent. 

Une promesse lente

©Wanda Mihuleac
Tu dis Je veux être éternelle
parce que la beauté est éternelle
tu dis Le temps peut bien se saper à vouloir la saper
tu dis Ah qu’il tombe en miettes bonnes pour les moineaux
Je ne bougerai pas d’ici
pour la beauté qui porte parfois des ailes
et se nourrit de miettes
tu dis Je ne bougerai pas d’ici
tu dis Je mourrai
évidemment je mourrai
un jour comme on en a tant vu
brisé en deux par le milieu
par nous tous voyants
qui n’attendons que ça
la marque de la nuit 
la faille qui se traverse
toute peur hissée
les yeux fermés enfin
tout le cœur hérissé
les yeux fermés enfin
tu dis La beauté sait de sa solitude
tout ce qu’il faut en savoir
c’est une certitude
tu dis Alors l’éphémère 
sans doute n’existe pas 
nous l’ignorons encore



©Wanda Mihuleac, "Ombre", 1974, poème tautologique, photographie.

Tous les fleuves ne sont qu’un fleuve

©Alice Rahon
un jour nous nous aurons
nous nous tiendrons
nous saurons que nous ne savions rien
que tout était faux
nous regarderons la Loire
nous regarderons la Seine
nous regarderons l’Hudson
et nous ne nous souviendrons de rien
l’eau portera le ciel et les nuages
le ciel et les nuages porteront l’eau qui court
nous dirons À sa perte
un jour nous nous aurons
nous saurons quoi faire
il n’y aura rien à faire
faire n’existera plus
le verbe nous l’aurons bu
jusqu’à l’ivresse
jusqu’à presque mourir
presque n’existera plus
mourir pas encore
nous ne saurons plus
que nous avons eu peur
la peur existera encore
nous la boirons jusqu’à l’ivresse
nos langues
nos gorges 
brûlées par son alcool blanc
nos lèvres trembleront
à l’évocation de nos mots
qui ne sortiront plus
qui ne sortiront plus
un jour nous nous aurons
nous nous tiendrons
toute vie sera vie
toute écriture s’écrira
les arbres survivants 
ne nous en voudront pas
pour ça
la distance n’existera plus
nos mains existeront encore
comme derniers outils
et nous n’en ferons rien d’autre
que les plonger dans le ciel
qui courra
nous dirons À sa seule perte


©Alice Rahon, "Cristalización para una ciudad" 1961, pastel sur papier, Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago. 

Cœur sacré

©Christa Dichgans
quand le ciel est tombé
dans nos verres de marche
les oiseaux de malheur 
se sont tous envolés
et le cœur sacré
— las las de mes silences sots —
qui me suivait partout
en battant son adieu
sur la moire du pavé
cognait derrière mes côtes
comme contre une porte
ah sortir de là
sortir pour de bon
revenir par les lèvres
et battre dans la langue
pour s’entendre tout haut
enfin et pour toujours


©Christa Dichgans, "Volles Herz (3)", 1989, huile sur toile. ©Contemporary Fine Arts, Berlin. 

Les garde-fous bleus

©Yang Yanping
cette bouche trouvée
sur le bord de l’eau
— toute froissée dans ta main
comme un bout de papier
et jetée machinal 
dans un bras du canal —
elle détourne le courant
pour te suivre de loin


sur le premier des ponts
tu n’es pas arrivée
aux têtes de macchabées 
qui jonchent le trottoir
et courent le long du mur
tu n’es pas arrivée
à côté de ces cœurs 
qui saignent sur un crochet
et des langues du sud
qui vendent des fruits morts
tu n’es pas arrivée

l’ivresse qu’en dis-tu 
ce n’est jamais assez
d’avenues et de rails
et de jours et de nuits
la Seine toute bue
et l’Égée toute sèche
ça ne suffira pas
l’oubli ne s’oublie pas

l’alcool des amours vives
enivre les vivants

tu n’es pas arrivée


©Yang Yanping, "Scent of Summer Night", 2000, encre et couleur sur papier.

Gare des sans demeure

©Gabrielle Segal
je le savais pourtant 
les mots étaient la chair
une chair plus sensible
que la peau qu’on caresse
la peau momentanée
ne fait jamais le poids
face à l’éternité de ce que l’on écrit
je le savais trop bien 
il n’y avait d’amour 
que dans nos âmes blessées 
nous avons tout tenté
pour elles
nous avons voulu croire 
que les mots se font chair
et nous l’avons payé
l’écrit ne se vit pas
pouvions-nous l’ignorer
l’air l’eau et la vitesse
ne te donneront jamais 
que le temps d’oublier
que nous allons mourir
première sur la ligne
moi oui je vais mourir
tu l’as lu sur ma peau
tu ne l’as pas touchée
comment tu aurais pu
sans que son goût t’abîme
quelle force plus puissante 
que celle qui t’anime
aurait pu me sauver
ton courage seul n’aurait pu soutenir
une compagne de course
avec une telle fracture
à l’endroit de son cœur
je le savais trop bien
j’aurais dû demeurer
à la source de l’encre 
où mon cœur s’irrigue
et meurt oui sans doute
mais bien plus lentement 


©Photo Gabrielle Segal "Gare d’Austerlitz", Août 2022

Canal de l’entre

©Gabrielle Segal
ici
parmi toutes les ombres
que le vent jette au sol
une a plongé dans le canal
exigeant que la suive
le corps qu’elle portait

parfois les battements
quittent les cœurs insouciants
pour des cœurs épris

et nous passions par là



Photo ©Gabrielle Segal, "Canal de l'Ourcq, 11 août 2022, 14h44".

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