La poule noire de la nuit vient encore de pondre une aurore. Salut le blanc, salut le jaune, Salut, germe qu’on ne voit pas. Seigneur Midi, roi d’un instant au haut du jour frappe le gong. Salut à l’œil, salut aux dents, Salut au masque dévorant, toujours ! Sur les coussins de l’horizon, Le fruit rouge du souvenir. Salut, soleil qui sait mourir, Salut, brûleur de nos souillures. Mais en silence je salue la grande Minuit, Celle qui veille quand les trois s’agitent. Fermant les yeux je la vois sans rien voir par-delà les ténèbres, Fermant l’oreille j’entends son pas qui ne s’éloigne pas. René Daumal, in Poésie noire, poésie blanche , 1952, Gallimard.
Dans les vrais poèmes les mots portent leurs choses*

il faut avoir de vraies mains pour caresser un corps pour qu’il jouisse des caresses et se sache aimé pour que l’être ainsi chéri se situe dans le cosmos à sa place juste qu’il reconnaisse tout qu’il sache dire le nom de toutes les choses même celles qu’il voit pour la première fois celles pas encore venues il faut avoir de vrais mots après les taire si on veut peut-être les oublier peut-être les écrire moi longtemps mes mains étaient de fausses mains et mes mots des pitons que je plantais dans la roche à l’insu de ceux qui m’imaginaient grimper à la force des bras la force de mes bras mon dieu la force de mes bras me voyant chuter vite je rebaptisais ma chute avec les mots tendus par cette force forcée il faut avoir de vraies mains pour caresser un corps et qu’il se sache aimé il faut avoir un vrai corps et qu’il porte ses choses *Titre extrait du poème "La guerre sainte" de René Daumal Photographie Laure Albin-Guillot, Etude de Nu, vers 1925, épreuve à la gélatine argentique. ©Musée des Beaux-Arts du Canada.