Écrire, c’est aller. Aller ici, là. Aller bien, mal. C’est marcher. Marcher vers, marcher un peu, longtemps. Aussi, marcher loin de ce qui s’écrit. Accomplir cette impossibilité. S’éloigner de ce qui s’écrit. Rester fixe, avant, après. Mais ça n’arrive jamais. Avant, après, ça n’existe pas. Quand tu écris, tout se situe pendant. Tout est mobile. Tu vas toujours. Bien, mal, ici ou là. États, lieux. Tu traverses, tu arpentes. La fatigue, souvent. Les organes, les membres. La tête. Tu songes à un repos bien mérité. Tu dis, ma tête, ma pauvre tête. Mais tu vas toujours. Où vas-tu ? Comment vas-tu ? En vérité, tu ne peux pas le savoir. Oui, tu peux, mais tu ne veux pas le savoir. Il ne faut pas. Pour aller, il ne faut pas. Pour aller. Pour marcher. Pour écrire.
Jamais neuf, en vérité.
Tu le savais, parce que tu l’as écrit. Mais, écrire n’est pas lire. Et lire ce qu’on a écrit, ne nous donne pas à voir ce qui est écrit. Ça ne donne rien. De soi. Ça ne dit rien. De soi. Écrire nous en éloigne. Se lire, encore plus. Mais tu savais le danger de donner à lire. Inconsciemment, tu le savais. Il y a transformation dans la transmission. L’autre voit. L’autre voit toujours, dans le livre, ce que tu n’y as pas vu. L’autre entend ce que tu n’as pas entendu. Écrire est un effacement. C’est ce que tu crois. Ce que tu voudrais ? Que chaque phrase écrase quelque chose du réel. Ça ne fonctionne pas comme ça. Mais au contraire de ça. Chaque phrase fixe le réel. Définitivement. La fiction ? Qu’est-ce que c’est ? Tu savais le danger. Mais tu n’y as pas cru. Pour une fois, tu n’y as pas cru. Tu n’as pas vu. Tu ne vois jamais. À croire que tes yeux n’ont aucune fonction. Que dire de ton esprit ? Un mauvais livre. Tu le sais parce que tu l’as écrit. C’est tout ce que tu peux en savoir. Ce n’est pas réfléchi. C’est ton instinct qui sait. Ta peau. Deux années de mauvaise encre. Et puis ça. Une simple pagination, allant ironiquement jusqu’au cent. Jusqu’au sans. Tu savais le danger. Oui ou non ? Oui et non. Tu as mal jaugé. Le danger de l’autre qui voit. De l’autre qui lit pour voir. Qui t’a vu. Qui a cru aimer te voir. Et puis, non. Non. Parce que c’est impossible de t’aimer si on te voit. Aussi l’écriture tue celui qui écrit dans l’œil de celui qui lit. La tienne fait ça. Beaucoup le font. Et c’est normal. Sauf cette fois. Sauf que cette fois, tu désirais qu’il se passe autre chose. Maintenant, tu es nue. Maintenant que tu vis, que vas-tu faire de ça ?
Duras – Le ravissement de Lol V. Stein

Elle soupire.
— Je ne comprends pas qui est à ma place.
Oui, Duras.
ce mot-trou mangeur de paroles il attire tous les autres mots dans son gouffre les bien dits les mal dits les retenus oui les retenus ce mot-trou dans lequel ne trébuche pas celle-là pourtant pressée pressée à juste titre d’arriver au tout début pas de mot pour le dire ce début flamboyant premier jour travesti en dernier par les fomenteurs de victoires défectueuses ce mot-trou fournissant la matière de ton écriture irraisonnable et de ces livres souterrains que tu lis comme ça penchée au-dessus du gouffre jugé par tous dangereux et c’est tout le contraire la chute c’était avant lui sur le plat sans mouvements pour la parer tes jambes et tes bras savais-tu qu’ils pouvaient faire ça pour toi ? non tu ne le savais pas tous ces mots comme mouches qui bloquaient ta vision qui te piquaient le corps jusqu’à l’insensibilité
Elsa Morante – Aracoeli

Il n’est en effet point de retour de l’Oubli, sinon à travers son jumeau, la Restitution. C’est dans cet autre fleuve, que l’on reboit les mémoires perdues ; mais comment s’assurer que ses eaux ne sont pas droguées, et polluées par des présages ou des séductions, des fabulations ou des leurres ?
Agota Kristof. Le grand cahier

Nous écrivons : « Nous mangeons beaucoup de noix », et non pas : « Nous aimons les noix », car le mot « aimer » n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité. « Aimer les noix » et « aimer notre Mère », cela ne peut pas vouloir dire la même chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.
Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire la description fidèle des faits.
Échanges
I Quelquefois, c’est étrange, tu écris sans penser. Ou plutôt, tu penses sans y penser et l’écriture te semble automatique, car tu ne gardes pas trace des moments où la matière réflective dont tu te sers alors s’est formée en toi. Aussi, tu ne crois pas que les pensées se fixent dans la mémoire, à cause de ton incapacité à faire remonter l’une d’elles à la surface sous sa forme originelle. Possible qu’elles passent par la mémoire, où elles se frottent à ton expérience, possible également qu’elles y laissent quelques scories. De celles dont tu te serviras inconsciemment pour rebâtir tes souvenirs ? Quoi qu’il en soit, tu doutes que l’écriture puisse être automatique. Peut-être que cette sensation est due au fait que l’histoire se construit très en amont du travail de l’écrit, dans une partie de toi trop lointaine pour que tu en soupçonnes l’activité. Tu ne peux donc pas dire que le texte se trouve entièrement là, derrière ton crâne, et qu’il te reste plus qu’à t’asseoir pour le consigner. Tu pars de presque rien. Une simple phrase qui te vient « comme ça » et qui prend le dessus sur toutes celles qui te traversent. Souvent la première du premier chapitre. Celle qui sonne l’heure de l’écriture. La phrase s’impose à toi et tourne des jours, des semaines dans ton esprit. Durant ce temps du rabâchage, l’aire utile à l’histoire se calcule. Un espace sans oxygène, car nul ne va y respirer, surtout pas toi. Un espace blanc, qui se superpose à l’espace réel. Les pensées concordantes au roman s’aimantent à la phrase, agrandissant l’espace autour d’elles. Ces pensées, tu les as oubliées depuis longtemps, elles ne sont plus telles que tu les as pensées. À présent, denses, ramifiées, organisées. Prêtes à être incarnées. Imparfaitement incarnées, car dans l’entreprise romanesque, tu fais seulement ta part. Cependant que durant tes lectures, tu prends ta part. Même lorsque les textes sont abstrus et dépassent ta compréhension, tu prends tout de même ta part. II La littérature permet les échanges entre un corps et un autre. Un esprit et un autre. Selon toi, ces échanges perdurent grâce à l’incomplétude de l’art d’écrire et de l’art de lire. Un livre serait donc fait d’un matériau plus blanc que noir. Matériau de transformation et d’accroissement de la pensée.
Fatou Diome. Le ventre de l’Atlantique

Partir, c’est mourir d’absence. On revient, certes, mais on revient autre. Au retour, on cherche, mais on ne retrouve jamais ceux qu’on a quittés. La larme à l’œil, on se résigne à constater que les masques qu’on leur avait taillés ne s’ajustent plus.
Sylvie Germain. Magnus

Il cherche un endroit neutre, et reculé, un lieu-clepsydre où laisser passer le Temps, jusqu’à ce que son tour vienne. Le tour de quoi ? Il l’ignore, mais cette inconnaissance est à présent la seule aventure qui vaille pour lui.
Malcolm Lowry. Lunar Caustic

Une fois encore, un homme s’arrêta en sortant de l’hôpital municipal. Une fois encore, non sans vacarme et tremblements, la porte de l’hôpital se referma derrière lui.
Dehors, il n’éprouva nulle sensation de délivrance, rien que de l’inquiétude. Avec une pointe de nostalgie, il ne cessait de regarder, derrière lui, l’édifice qui lui avait servi de maison. Il le trouva vraiment beau et il contourna une boutique d’angle.