Ce que tu écris en marchant, c’est ce que tu écris de mieux. Ce que tu écris dans l’air et qui se perd derrière toi. Pensées ordonnées. Images splendides. Rentrant, tu t’assois, tu écris ce dont tu te souviens. Ça ne vient pas pareil. Tu poses le peu qu’il te reste, comme on vide ses poches des cailloux, des coquillages et des écorces ramassés. Dans le fond de ta poche, de la terre ou du sable. Des grains qu’on fait rouler sous ses doigts. Le peu qu’il te reste. C’est cela l’écriture. Le peu qu’il te reste. De l’immense discours. C’est cela qui s’écrit. Ce que tu as cru tenir, ce que tu as cru posséder, dans ce transport. Ça ne t’est pas destiné. Pas dans son entièreté. Pas si sûrement. Quand tu marches, tu perces la peau, l’os du monde. Quand tu écris, tu cherches le souvenir d’un corps aimé absent.
Une promesse lente

Tu dis Je veux être éternelle parce que la beauté est éternelle tu dis Le temps peut bien se saper à vouloir la saper tu dis Ah qu’il tombe en miettes bonnes pour les moineaux Je ne bougerai pas d’ici pour la beauté qui porte parfois des ailes et se nourrit de miettes tu dis Je ne bougerai pas d’ici tu dis Je mourrai évidemment je mourrai un jour comme on en a tant vu brisé en deux par le milieu par nous tous voyants qui n’attendons que ça la marque de la nuit la faille qui se traverse toute peur hissée les yeux fermés enfin tout le cœur hérissé les yeux fermés enfin tu dis La beauté sait de sa solitude tout ce qu’il faut en savoir c’est une certitude tu dis Alors l’éphémère sans doute n’existe pas nous l’ignorons encore ©Wanda Mihuleac, "Ombre", 1974, poème tautologique, photographie.
Tous les fleuves ne sont qu’un fleuve

un jour nous nous aurons nous nous tiendrons nous saurons que nous ne savions rien que tout était faux nous regarderons la Loire nous regarderons la Seine nous regarderons l’Hudson et nous ne nous souviendrons de rien l’eau portera le ciel et les nuages le ciel et les nuages porteront l’eau qui court nous dirons À sa perte un jour nous nous aurons nous saurons quoi faire il n’y aura rien à faire faire n’existera plus le verbe nous l’aurons bu jusqu’à l’ivresse jusqu’à presque mourir presque n’existera plus mourir pas encore nous ne saurons plus que nous avons eu peur la peur existera encore nous la boirons jusqu’à l’ivresse nos langues nos gorges brûlées par son alcool blanc nos lèvres trembleront à l’évocation de nos mots qui ne sortiront plus qui ne sortiront plus un jour nous nous aurons nous nous tiendrons toute vie sera vie toute écriture s’écrira les arbres survivants ne nous en voudront pas pour ça la distance n’existera plus nos mains existeront encore comme derniers outils et nous n’en ferons rien d’autre que les plonger dans le ciel qui courra nous dirons À sa seule perte ©Alice Rahon, "Cristalización para una ciudad" 1961, pastel sur papier, Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago.
Cœur sacré

quand le ciel est tombé dans nos verres de marche les oiseaux de malheur se sont tous envolés et le cœur sacré — las las de mes silences sots — qui me suivait partout en battant son adieu sur la moire du pavé cognait derrière mes côtes comme contre une porte ah sortir de là sortir pour de bon revenir par les lèvres et battre dans la langue pour s’entendre tout haut enfin et pour toujours ©Christa Dichgans, "Volles Herz (3)", 1989, huile sur toile. ©Contemporary Fine Arts, Berlin.
Les garde-fous bleus

cette bouche trouvée sur le bord de l’eau — toute froissée dans ta main comme un bout de papier et jetée machinal dans un bras du canal — elle détourne le courant pour te suivre de loin sur le premier des ponts tu n’es pas arrivée aux têtes de macchabées qui jonchent le trottoir et courent le long du mur tu n’es pas arrivée à côté de ces cœurs qui saignent sur un crochet et des langues du sud qui vendent des fruits morts tu n’es pas arrivée l’ivresse qu’en dis-tu ce n’est jamais assez d’avenues et de rails et de jours et de nuits la Seine toute bue et l’Égée toute sèche ça ne suffira pas l’oubli ne s’oublie pas l’alcool des amours vives enivre les vivants tu n’es pas arrivée ©Yang Yanping, "Scent of Summer Night", 2000, encre et couleur sur papier.
Gare des sans demeure

je le savais pourtant les mots étaient la chair une chair plus sensible que la peau qu’on caresse la peau momentanée ne fait jamais le poids face à l’éternité de ce que l’on écrit je le savais trop bien il n’y avait d’amour que dans nos âmes blessées nous avons tout tenté pour elles nous avons voulu croire que les mots se font chair et nous l’avons payé l’écrit ne se vit pas pouvions-nous l’ignorer l’air l’eau et la vitesse ne te donneront jamais que le temps d’oublier que nous allons mourir première sur la ligne moi oui je vais mourir tu l’as lu sur ma peau tu ne l’as pas touchée comment tu aurais pu sans que son goût t’abîme quelle force plus puissante que celle qui t’anime aurait pu me sauver ton courage seul n’aurait pu soutenir une compagne de course avec une telle fracture à l’endroit de son cœur je le savais trop bien j’aurais dû demeurer à la source de l’encre où mon cœur s’irrigue et meurt oui sans doute mais bien plus lentement ©Photo Gabrielle Segal "Gare d’Austerlitz", Août 2022
Canal de l’entre

ici parmi toutes les ombres que le vent jette au sol une a plongé dans le canal exigeant que la suive le corps qu’elle portait parfois les battements quittent les cœurs insouciants pour des cœurs épris et nous passions par là Photo ©Gabrielle Segal, "Canal de l'Ourcq, 11 août 2022, 14h44".
Par les mains de l’île

les blancs les bleus les ocres ce que veulent tes mains au tout dernier moment de quoi tenir l’hiver rêves et vérités pierres brûlées et brûlantes figues fendues en deux par les doigts de la Poétesse souffles et suées et ruades du cheval de bronze quand tu auras cela partir ne sera pas quitter partir sera aller de ce lieu que tu laisses vers ce même lieu ce que veulent mes mains au tout dernier moment de quoi tenir l’hiver le voyage retour Rosa Bonheur, "Two horses", huile sur toile, 1889, ©National Gallery of Greece.
Par les yeux de l’île

jamais une île ne demeure la même terre jamais ne ressemble à son seul peuple jamais ne se laisse couronner du sel de sa seule mer jamais une île n’est une île I le sais-tu tes yeux levés le vent les cherche pour les rabattre II tes lèvres entrouvertes le vent cherche à y déposer tout le silence restant III l’île chaque fois redessinée par tes souffles échappés lors de tes anciennes venues IV le vois-tu le vent toujours échouer ©Helen Khal, "The Shore", nd, huile sur papier cartonné, ©collection particulière.
Par les lèvres de l’île

il faut y être quand l’arbre de l’île donne ses fruits nager jusqu’à elle courir jusqu’à lui par les lèvres entrouvertes s’abreuver des chants de la Poétesse regarder sans tristesse les fruits délaissés qui jonchent le sol leur eau couronne l’île leur sucre forcit l’arbre Flor Garduño, "Con corona", 2000, © Flor Garduño.