Écrire, c’est aller. Aller ici, là. Aller bien, mal. C’est marcher. Marcher vers, marcher un peu, longtemps. Aussi, marcher loin de ce qui s’écrit. Accomplir cette impossibilité. S’éloigner de ce qui s’écrit. Rester fixe, avant, après. Mais ça n’arrive jamais. Avant, après, ça n’existe pas. Quand tu écris, tout se situe pendant. Tout est mobile. Tu vas toujours. Bien, mal, ici ou là. États, lieux. Tu traverses, tu arpentes. La fatigue, souvent. Les organes, les membres. La tête. Tu songes à un repos bien mérité. Tu dis, ma tête, ma pauvre tête. Mais tu vas toujours. Où vas-tu ? Comment vas-tu ? En vérité, tu ne peux pas le savoir. Oui, tu peux, mais tu ne veux pas le savoir. Il ne faut pas. Pour aller, il ne faut pas. Pour aller. Pour marcher. Pour écrire.
Carnet d’écriture, 13 juin 2022
Il n’y a pas d’histoire entre vous. Des mots. Beaucoup de mots. Des phrases. Toutes sortes de phrases. Couvrant en partie le spectre d’une histoire. Le temps que tu utilises ici compte. Il n’y a pas eu d’histoire. La conjugaison compte toujours. Généralement, elle fait la structure de l’histoire. Elle déplace les personnages dans un ou plusieurs temps donnés. Entre vous, il n’y a qu’un seul temps. Tu n’arrives pas à savoir lequel. Puisqu’il n’y a pas eu d’histoire. Fallait-il qu’il y en ait une ? Oui, il le fallait. C’est une des conditions de l’existence. Ou peut-être pas, après tout. Peut-être seulement une condition de l’écriture. Peut-être que vos écrits ont fait histoire. Tu sais bien que non. Tu sens que non. Vos écrits ont dissous l’histoire. Ils l’ont rendu illisible. Ils ne vous ont pas fixées dans le temps logique. Vos écrits étaient comme premier jet. Ou pire, comme notes préparatoires. Pas assez de matière, ou trop de matière. Dans les deux cas, impossible de voir l’autre dans sa vérité. Il n’y a pas eu d’histoire entre vous. Il n’y a eu que des écrits. Oui, peut-être, peut-être pas, sur une feuille, quelque part, la fin.
Carnet d’écriture, 11 juin 2022 (Notes à fonds perdus)
Non, ce n’est pas comme aimer. Écrire ce n’est pas inventer. Aimer, oui, c’est inventer. C’est former croyance à partir de son propre esprit. Et du peu que l’on saisit de l’autre.
Quelquefois, écrire, c’est pallier à la solitude paradoxale de l’état amoureux.
En amour, la fin souvent s’écrit dès le début. À notre insu. Oui et non. En écriture, la fin se fait parfois attendre. Ou bien, elle n’est pas celle attendue. On ne la décide pas. Elle vient. Elle s’impose. Comme unique résultat possible d’une équation.
Le soulagement de la fin en écriture ! La vue panoramique. L’histoire complète. Bouclée. Comprise. Dans laquelle on peut se replonger. En oubliant la fin. En l’évitant. Cette fin qui dorénavant peut tout aussi bien être début. Cette fin qui nous sauve. Qui empêche l’errance de la croyance.
Oui, aimer, c’est croire. C’est ignorer ce que nos yeux voient. Jusqu’où ils peuvent voir.
Écrire leur donne à voir. Les mots donnent à voir l’infini dans son ensemble. Cet infini n’est que brièvement visible à l’amour en sa fin. Une fin véritable et totalement fausse.
Pas la même que lorsqu’on écrit. Celle-là qui est fausse et totalement vraie.
Jamais neuf, en vérité.
Tu le savais, parce que tu l’as écrit. Mais, écrire n’est pas lire. Et lire ce qu’on a écrit, ne nous donne pas à voir ce qui est écrit. Ça ne donne rien. De soi. Ça ne dit rien. De soi. Écrire nous en éloigne. Se lire, encore plus. Mais tu savais le danger de donner à lire. Inconsciemment, tu le savais. Il y a transformation dans la transmission. L’autre voit. L’autre voit toujours, dans le livre, ce que tu n’y as pas vu. L’autre entend ce que tu n’as pas entendu. Écrire est un effacement. C’est ce que tu crois. Ce que tu voudrais ? Que chaque phrase écrase quelque chose du réel. Ça ne fonctionne pas comme ça. Mais au contraire de ça. Chaque phrase fixe le réel. Définitivement. La fiction ? Qu’est-ce que c’est ? Tu savais le danger. Mais tu n’y as pas cru. Pour une fois, tu n’y as pas cru. Tu n’as pas vu. Tu ne vois jamais. À croire que tes yeux n’ont aucune fonction. Que dire de ton esprit ? Un mauvais livre. Tu le sais parce que tu l’as écrit. C’est tout ce que tu peux en savoir. Ce n’est pas réfléchi. C’est ton instinct qui sait. Ta peau. Deux années de mauvaise encre. Et puis ça. Une simple pagination, allant ironiquement jusqu’au cent. Jusqu’au sans. Tu savais le danger. Oui ou non ? Oui et non. Tu as mal jaugé. Le danger de l’autre qui voit. De l’autre qui lit pour voir. Qui t’a vu. Qui a cru aimer te voir. Et puis, non. Non. Parce que c’est impossible de t’aimer si on te voit. Aussi l’écriture tue celui qui écrit dans l’œil de celui qui lit. La tienne fait ça. Beaucoup le font. Et c’est normal. Sauf cette fois. Sauf que cette fois, tu désirais qu’il se passe autre chose. Maintenant, tu es nue. Maintenant que tu vis, que vas-tu faire de ça ?
Mandela, bien sûr.
Tu échoues à échouer. Ta main toujours s’impatiente. Elle a ce travail à faire. Ta main gauche. Ta tête toujours fourmille de ces insectes noirs qui descendent jusqu’à elle. Rends-toi ridicule, passe pour une girouette. Tant pis. Tu ne peux y échapper. Et ce n’est pas grave. Cet endroit d’enfermement n’a pas de mur, pas de porte. Tu n’as pas à t’en échapper. C’est ton endroit. Ton en-droit. Tout le reste, oui peut-être une prison. Mais le reste, qu’est-ce que c’est quand tu écris ? Rien. Rien qui étrangle ou oppresse. Rien qui surveille. Quand tu écris, tu vis. Tu échoues à échouer. Ça te brûle, ça te tord le ventre. C’est un désir puissant. Passe pour une girouette, tant pis. Une a raison. Écris ! Va écrire. Ce n’est pas un coup à parer. Ta main le sait. Sa voix brutale, c’est une caresse. Des dates pointées sur le calendrier. Sur chaque page du calendrier. Va écrire ! Tu es de l’océan. Tu iras et tu viendras invariablement. Au gré du temps. Les vagues douces ou cinglantes. Tu échoues à échouer. Depuis toujours. Il y a une constance dans cette inconstance. Un message. Seulement, ce qui s’écrit en toi malgré toi, tu ne l’as jamais entendu. Aujourd’hui, tu écoutes. Passe pour une girouette, tant pis. Tu écoutes. Tu penses à Mandela, bien sûr. Un simple nom offert à ton esprit par Une autre. Une clé qui déverrouille les portes que tu as refermées derrière toi. Elles ne sont faites que d’air. Ou bien n’ont jamais existé.
Oui, Duras.
ce mot-trou mangeur de paroles il attire tous les autres mots dans son gouffre les bien dits les mal dits les retenus oui les retenus ce mot-trou dans lequel ne trébuche pas celle-là pourtant pressée pressée à juste titre d’arriver au tout début pas de mot pour le dire ce début flamboyant premier jour travesti en dernier par les fomenteurs de victoires défectueuses ce mot-trou fournissant la matière de ton écriture irraisonnable et de ces livres souterrains que tu lis comme ça penchée au-dessus du gouffre jugé par tous dangereux et c’est tout le contraire la chute c’était avant lui sur le plat sans mouvements pour la parer tes jambes et tes bras savais-tu qu’ils pouvaient faire ça pour toi ? non tu ne le savais pas tous ces mots comme mouches qui bloquaient ta vision qui te piquaient le corps jusqu’à l’insensibilité
La perfide ivresse du renoncement

tu ne peux rien écrire à cause de tes mains qui refusent de se faire complices de ta détresse elles restent suspendues dans l'air en défense prête à te gifler elles disent ne plus vouloir t’appartenir elles disent que ça suffit tous ces mots écrits qu’ont-ils fait pour elles elles disent à quoi ça peut bien servir est-ce que ça te sert à toi tous ces mots ont-ils jamais poussé les murs tu ne peux rien écrire tu te souviens de ce poème de jeunesse L'ivresse du renoncement ta main gauche écrit : mauvais mauvais poème tu ne te souviens plus de ta jeunesse ta main droite serre le poing comme à chaque fois que tu mens c’est la main qui souffre le plus celle qui en a le plus marre prête à partir qui sans panique s’imagine posée sur le satin tous ces mots écrits qu’ont-ils fait pour toi t’ont-ils sauvé avais-tu besoin de l’être naître n’était-ce pas déjà un sauvetage ta main gauche écrit : une séparation d’avec l’éternité ton poing droit se serre il n'aime pas la grandiloquence mais il sait que tu ne mens pas tous ces mots écrits une simple tentative d’être de travestir la transparence tous ces mots rien d'autre que le prolongement de tes gribouillis d’enfant tu te revois déchirer en criant la feuille avec la pointe de ton crayon parce que nulle part le soleil ne semblait à sa place tu ne peux rien écrire à cause de ta détresse d’avoir dessiné tant de soleils ratés et de ta crainte de les avoir tous épuisés la lumière te manque elle semble s’être éteinte et qu’est-ce que cette nuit si ce n’est une page entièrement recouverte de noir Illustration du texte ©Tomaso Binga, Mani per una parabola 1973, polystyrène, collage et plexiglas, ©Tomaso Binga et Galleria Tiziana Di Caro.
Le poids de l’existence

dans la chambre bleue tu es seule cernée par le silence mettre de la musique réglerait le problème le jardin grouille d’oiseaux mais tu ne les entends pas impossible d’ouvrir la fenêtre à cause du froid tu réfléchis à une musique en essayant de retrouver le poème qui t’est venu cette nuit tu n’en tireras que des lambeaux ça te déprime un peu mais c’est toujours comme ça tu écoutes Emily Loizeau parce que c’est possible la fenêtre fermée le poème t’a frappé à l’estomac comme n’importe quelle angoisse tu t’es réveillée en sursaut et vu le marchand de cendres les mains chargées de poussière qu’il menaçait de répandre alentour durant cet intervalle d’incertitude affolante tu as cherché le souffle de ta compagne puis secoué son épaule parce que tu ne l’entendais pas durant cet entre-deux tu as failli mourir le poème parlait de l’amour de l’invention de l’amour il est perdu Photographie, ©Janina Green, Untitled. Série Vacuum, 1993.
Tabula rasa
tu voudrais que tes yeux redeviennent des yeux tes mains des mains n’être pas plus que nuage mais pas moins tu voudrais qu’elle existe la page blanche la page immaculée et dessus ne rien écrire que ce besoin d’écrire ne te soit même jamais venu la laisser comme ça la lire comme ça libérée des sentences tardives de tes beaux mensonges réanimateurs de tes vains combats de résistance poétique blanche comme drapeaux des nations sans traumatismes
Daemon
Tu ne peux plus les lire. Ni même les regarder. Les textes finis. Tu as peur. Non pas d’eux, mais de toi. Eux, se sont défaits de toi. Facilement. Toi, malgré tes craintes, tu ne te défais de rien. Écrirais-tu si tu le pouvais ? Bien sûr que oui. Mais tu préfères croire que non. Aucun questionnement derrière cette négation. Une simple absurdité. Tu ne te débarrasses de rien, c’est tout. Seulement tu n’as aucune affection envers ce que tu conserves. Même, une sorte d’aversion. Tu ne te relis pas. Tu ne relies rien. Ce que tu conserves n’est pas le souvenir de ce que tu as écrit, mais le souvenir pénétrant de ce que tu n’as pas écrit. Durant ce temps-là. Le livre derrière le livre. L’autre histoire. Dans cet espace-là. Ta chambre d’écriture. Logis de ta folie – douce. S’asseoir dans ce lieu et écrire, ça ne marche pas comme ça. Ton démon détourne souvent ton regard vers les blancs de tes anciens textes. Il ne s’agit pas tant de commencer que de poursuivre, il te dit. Maudit soit-il de toujours te renvoyer à la cime de ton être ! Il le sait, tu y respires à peine. Il n’en a cure. Il dit comme ça : Tu vas y arriver. Il dit : Ne t’encombre pas trop. Mais ça, c’est une plaisanterie. Il dit : Tu te blottiras, à la nuit, dans la panse encore chaude de l’animal tout juste éventré par tes soins. Tu émettras, au jour, des grognements comme l’animal. Il dit : Des signes noirs envahiront ton esprit. S’aligneront à l’horizontal. Au sens littéral : en direction de l’horizon. Parlant, il tend son index déformé de vieillard devant lui. Il sait que tu sais qu’il ne t’indique pas la bonne direction. Pas plus que la mauvaise.