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Silentium

©Liselotte Grschebina
tu voudrais lui dire
mais le vrai ne s’écrit pas
le cœur ne s’ouvre pas
il ne s’ouvre que mort
sinon quelque chose ment
quelque chose comme l’espoir
et sa crainte éternelle que l’œil prenne trop de place
tu voudrais lui dire
l’espoir tu n’en veux pas
c’est beaucoup trop 
pour ce que nous sommes
surtout ça n’est pas assez là
ça n’est pas assez chaud
pas assez froid
ça n’est pas vrai
ça n’est pas vrai
tu veux savoir que vous allez mourir
et l’amour avant peut-être
tu veux que ces pensées  te viennent
au moment où l’averse te cingle
juste avant le banc de pierre
le répit du rayon de soleil 
tu veux que ça te vienne 
et que ça ne te laisse 
ni ne te prenne rien


Illustration du texte : Liselotte Grschebina, "Turnerin",1930, tirage gélatino-argentique © Le Musée d’Israël, Jérusalem

Cœurs, cœur.

On ne voit jamais nos propres mains dans les rêves
on voit d’autres mains
mais ce ne sont toujours que nos mains
comme celles-là qui m’ont volé l’écriture
celles-là qui m’ont coupé la langue
celles-là qui me pousseront
du pont

je me dis cela peut arriver
sans volonté ni désir
seulement de ne pas avoir supporté
la vue du rêve échoué là
dans la réalité

vite je lui ai donné un corps
je lui ai donné un lieu 
vite je l’ai détourné du bleu du ciel
vite vite vite

je me dis cela est arrivé
avec volonté avec désir


j’ai aimé
j’aimerai encore


pendant les temps de l’amour
entre les temps de l’amour
qu’ai-je fait
que n’ai-je pas fait
que ne pourrai-je jamais faire

des mains là
et ce sont mes mains
tordent le cœur du rêve
jusqu’à la lividité

mes mains
je ne les verrai jamais triompher

le rêve errant et désincarné 
cela vaut-il mieux
cela est-ce plus doux

jamais personne n’aimera  
comme celle-là qui ne sait pas aimer



Frida Kahlo, "Les deux Fridas", 1939, huile sur toile.  © Luisa Riccciarini/Leemage

Le sang blanc du moment

©Joan Mitchell
cette minute
durant laquelle
on ne s’inquiète plus de rien
comme elle semble éternelle
dans la clarté soudaine
comme elle semble douce
entre le pire qui vient d’arriver
la crainte qu’il demeure
mais ce n’est rien
l’amour enveloppe tout le malheur
cela s’est dit dans les olympes

et la chair de l’amour est dure
aussi dure qu’est tendre
la chair éprise de nos rêves
celle-là qui a fait 
des chemins de nos mains
des livres de nos lèvres
des cœurs de nos rancœurs

cette minute
durant laquelle
toute vie devient vie
comme elle semble douce
dans son éternité brève
sa brièveté éternelle


©Joan Mitchell, "Merci", 1992, peinture sur toile, diptyque. ©Joan Mitchell Foundation, New York.

Sur cour

©Gabrielle Segal
Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Tu marcheras plus loin, plus vite, avec tes yeux qui laisseront passer le froid. Sans toi, j’aurai mal, partout où tu te fais mal. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. À cause de ces maudites fenêtres, ouvertes sur la cour de nuit comme de jour, et leurs paupières gonflées par les intempéries d’au moins mille saisons. Tout le chaud s’enfuyait par là. Tout le froid demeurait. Tu remarques mon emploi d’un temps passé ? Je te parle, je te parle. Tu auras froid, si je ne te parle pas d’amour. Je te dis des choses idiotes que tu ne comprendras pas, tant la poésie en est absente. Je te dis : Si l’arbre donnait l’oiseau, il n’y aurait pas de peau mâchée, il n’y aurait pas d’os en compote. Je réponds à une question que tu n’as pas posée : Bien sûr que tu as touché des os d’oiseau, puisque tu m’as caressée. 


Photo ©Gabrielle Segal, "Nantes, 11 Septembre 2022, 14h42".

Une promesse lente

©Wanda Mihuleac
Tu dis Je veux être éternelle
parce que la beauté est éternelle
tu dis Le temps peut bien se saper à vouloir la saper
tu dis Ah qu’il tombe en miettes bonnes pour les moineaux
Je ne bougerai pas d’ici
pour la beauté qui porte parfois des ailes
et se nourrit de miettes
tu dis Je ne bougerai pas d’ici
tu dis Je mourrai
évidemment je mourrai
un jour comme on en a tant vu
brisé en deux par le milieu
par nous tous voyants
qui n’attendons que ça
la marque de la nuit 
la faille qui se traverse
toute peur hissée
les yeux fermés enfin
tout le cœur hérissé
les yeux fermés enfin
tu dis La beauté sait de sa solitude
tout ce qu’il faut en savoir
c’est une certitude
tu dis Alors l’éphémère 
sans doute n’existe pas 
nous l’ignorons encore



©Wanda Mihuleac, "Ombre", 1974, poème tautologique, photographie.

Tous les fleuves ne sont qu’un fleuve

©Alice Rahon
un jour nous nous aurons
nous nous tiendrons
nous saurons que nous ne savions rien
que tout était faux
nous regarderons la Loire
nous regarderons la Seine
nous regarderons l’Hudson
et nous ne nous souviendrons de rien
l’eau portera le ciel et les nuages
le ciel et les nuages porteront l’eau qui court
nous dirons À sa perte
un jour nous nous aurons
nous saurons quoi faire
il n’y aura rien à faire
faire n’existera plus
le verbe nous l’aurons bu
jusqu’à l’ivresse
jusqu’à presque mourir
presque n’existera plus
mourir pas encore
nous ne saurons plus
que nous avons eu peur
la peur existera encore
nous la boirons jusqu’à l’ivresse
nos langues
nos gorges 
brûlées par son alcool blanc
nos lèvres trembleront
à l’évocation de nos mots
qui ne sortiront plus
qui ne sortiront plus
un jour nous nous aurons
nous nous tiendrons
toute vie sera vie
toute écriture s’écrira
les arbres survivants 
ne nous en voudront pas
pour ça
la distance n’existera plus
nos mains existeront encore
comme derniers outils
et nous n’en ferons rien d’autre
que les plonger dans le ciel
qui courra
nous dirons À sa seule perte


©Alice Rahon, "Cristalización para una ciudad" 1961, pastel sur papier, Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago. 

Gare des sans demeure

©Gabrielle Segal
je le savais pourtant 
les mots étaient la chair
une chair plus sensible
que la peau qu’on caresse
la peau momentanée
ne fait jamais le poids
face à l’éternité de ce que l’on écrit
je le savais trop bien 
il n’y avait d’amour 
que dans nos âmes blessées 
nous avons tout tenté
pour elles
nous avons voulu croire 
que les mots se font chair
et nous l’avons payé
l’écrit ne se vit pas
pouvions-nous l’ignorer
l’air l’eau et la vitesse
ne te donneront jamais 
que le temps d’oublier
que nous allons mourir
première sur la ligne
moi oui je vais mourir
tu l’as lu sur ma peau
tu ne l’as pas touchée
comment tu aurais pu
sans que son goût t’abîme
quelle force plus puissante 
que celle qui t’anime
aurait pu me sauver
ton courage seul n’aurait pu soutenir
une compagne de course
avec une telle fracture
à l’endroit de son cœur
je le savais trop bien
j’aurais dû demeurer
à la source de l’encre 
où mon cœur s’irrigue
et meurt oui sans doute
mais bien plus lentement 


©Photo Gabrielle Segal "Gare d’Austerlitz", Août 2022

Canal de l’entre

©Gabrielle Segal
ici
parmi toutes les ombres
que le vent jette au sol
une a plongé dans le canal
exigeant que la suive
le corps qu’elle portait

parfois les battements
quittent les cœurs insouciants
pour des cœurs épris

et nous passions par là



Photo ©Gabrielle Segal, "Canal de l'Ourcq, 11 août 2022, 14h44".

Par les mains de l’île

©Rosa Bonheur
les blancs 
les bleus
les ocres

ce que veulent tes mains
au tout dernier moment
de quoi tenir l’hiver

rêves et vérités
pierres brûlées et brûlantes
figues fendues en deux
par les doigts de la Poétesse
souffles et suées et ruades
du cheval de bronze

quand tu auras cela
partir ne sera pas quitter
partir sera aller
de ce lieu que tu laisses
vers ce même lieu

ce que veulent mes mains
au tout dernier moment
de quoi tenir l’hiver
le voyage retour


Rosa Bonheur, "Two horses", huile sur toile, 1889, ©National Gallery of Greece.

C’est

©Séraphine Louis
Ce n’est pas de vouloir
ce n’est pas ça
c’est de ne pas pouvoir
ne pas le vouloir
cet amour-là
et que cela soit pouvoir
et décide de tout
et combatte tout ce qui s’oppose
à cette force-là
et te combatte toi
surtout toi
accoutumée à ne pas pouvoir
souvent qui restes là
te nourris de patience
amaigrie par cette nourriture-là
qui croît dans l’air expiré
de tes souffles d’impatience

ce n’est pas de vouloir
ce n’est pas choisi
c’est là
c’est venu là
et cela ne bouge plus
oui cela remue
mais cela ne bouge plus
tu n’attends pas
tu ne te souviens plus de l’attente
presque plus de la faim

le fruit là
juste là
qui croît dans l’air expiré
des souffles incontrôlés


Séraphine Louis, "Orange et trois quartiers d’orange", vers 1915, ©Musées de Senlis.

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