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Les corps de vapeur

©Isabel Muñoz
Une chambre avec vue
sur la mer

on dit
la chambre est pleine
des parfums de l’été

portes et fenêtres ouvertes
laissent entrer tous les bruits
même les bruits 
de derrière la ligne
d’horizon
on dit
ce n’est pas une ligne
ce n’est pas l’horizon
on regarde la chambre du dehors
volets bleus peints à la spéciale-marine

alignés dans l’allée
des œillets comme des petits yeux

on dit
la pluie vient
par le nord
on la voit qui arrive
lentement
ça nous laisse le temps
de nous mettre à l’abri
tout ce temps on le passe
à attendre l’averse
on regarde la chambre du dehors
on regarde le ciel
on ne se regarde pas 

l’allée se fait bouffer les yeux

on laisse la pluie
nous faire un corps de pluie
plus tard le soleil 
un corps de vapeur



Isabel Muñoz, "Série Japon", 2018, platinotype. © Isabel Muñoz

La piqûre

suis-je seulement entrée
ai-je seulement percé un jour
mettons de la grosseur
d’un demi-grain de sable
ai-je seulement ce pouvoir
de piquer un cœur
autre que le mien
et qu’il en garde trace
qui ne soit pas blessure

non je n’ai pas ce pouvoir
il faudrait pour l’avoir
que je possède des mains
il faudrait que ces mains
appartiennent à un corps
et je n’ai pas de corps

que des yeux puissent voir

Le chien

©Rosa Bonheur
tu voudrais savoir
que tu ne sauras jamais
rien
tu voudrais en être sûre
rien du temps de l’amour
tu aimerais aimer
sans connaître la part
que va te ravir le temps
ne pas voir
ne pas entendre
sa façon brutale
de te la prendre

tu voudrais que ça dure
mais bien sûr
ce désir
c’est le temps qui le tient
entre ses canines

déjà tu vois
tu sais
ta façon brutale
pour le lui reprendre



Rosa Bonheur "Barbaro après la chasse",  1858, huile sur toile  © Philadelphia Museum of Art.

Poem-jacking

©María Luisa Pacheco
— je ne l’ai jamais vu
s’asseoir en terrasse
à vouloir discuter

qu’il y vienne on verra

mais quel dieu idiot
voudrait tout gâcher
en grondant après
un ciel si clément

non définitivement
je ne crois pas
à l’orage



©María Luisa Pacheco, "Untitled", 1955, huile sur toile. ©Collection particulière

Dédale poémique

©Anna-Eva Bergman
une chambre avec vue
sur la mer

on dit
c’est l’hiver
l’eau est noire
sauf autour
de la presqu’île
où elle se dentelle
de blanc
par la fenêtre close
on aperçoit
ce cercle onduler
à la surface de l’eau

de notre point de vue
on n’en distingue
ni le début ni la fin
alors on dit
c’est le labyrinthe
amoureux


©Anna-Eva Bergman, N°49-1973 Vague Baroque, 1973, acrylique, pâte à modeler et feuille de métal sur toile. 

le désir de la danse, geste du mot

©Lotte Jacobi
cela vole comme rideaux
d’une chambre avec vue
sur la mer

dehors
cela va se gorger
de lumière solaire
qui vient pleuvoir 
dedans
sur les corps rompus

les effluves de l’iode
prises dans son tissu
embaument
la pièce sèche
de leurs touches d’humide

cela va danser
au cœur de l’inerte
et bouleverser les âmes
et bousculer les corps
sans que cela se voit
sans jamais être pris


©Lotte Jacobi, "Untitled", 1946-1955, tirage gélatino-argentique.  ©Harvard Art Museums, ©Fogg Museum.

L’alcool du baiser

© Carlotta Corpron
jamais ne venant autrement
qu’en posant le noir sur le blanc

l’alcool du baiser
ce ferment du poème

jamais bu autrement
que de lèvres à lèvres

cependant qu’on étreint
le temps restant de l’autre
qui enlace le nôtre

c’est toujours ce qu’on fait

toutes saisons emmêlées
toutes raisons tentées

voilà ce que ça donne

si on veut le silence
on ne l’aura jamais

l’ivresse est trop tentante



©Carlotta Corpron, "Light Follows Form of Greek Head", 1947, épreuve gélatino-argentique. © Collection particulière.

Feu

© Ruth Francken
Tout ce que l’on tait
qui respire mal
d’avoir si peu d’air
tout ce que l’on regarde
sans les yeux
qui attend
que l’on cesse d’écrire
que le feu prenne
dans la chambre d’écriture
que ça brûle
que ça brûle 
tout ce temps de silence illusoire
toutes ces pensées passées
qui se font chaque jour
une tête de nouvelles venues
tout ce que l’on tait
ça hurle tout de même
en déchirant la chair
au vrai ça veut de l’air
beaucoup d’air
plus que pour un seul corps
de l’air qui consume les cris
vite
très vite
en une seule seconde
…
ah le crépitement
de la guérison


Ruth Francken, "La petite souche", 1957, huile sur toile. © Collection particulière.

Effort des faibles

© Else Meidner
ce qui existe
ce que l’on peut toucher
du bout des doigts
ce n’est pas là
devant nos yeux

ce que l’on est
ce qui est vrai
ce que l’on désire

tout est à l’intérieur

dans l’organe de l’attente

– ce n’est pas le cœur
qui n’est que cave qui s’inonde –

quel nom lui donner

et pourquoi vouloir le nommer

il ne vit pas longtemps
ou alors trop longtemps

le nommer
ne sert donc à rien

on n’en parlera jamais
à voix haute

on ne dira jamais
c’est ici 
en le montrant du doigt

on ne peut le situer
aussi justement

cet organe c’est le corps
l’être dans son entier
et on ne fait pas ça
dire 
en accompagnant la voix
d’un grand geste circulaire
c’est ici que j’ai mal


© Else Meidner, "Nu féminin", 1950, fusain, aquarelle. © Archives Ludwig Meidner, Musée Juif de la ville de Francfort. 

Déambulation dans la capitale du poème

©Birgit Jürgenssen
soudain tu étouffes
tu te lèves ouvrir la fenêtre
toutes ces vies circulantes
il te faut les entendre
aussi que le chant des oiseaux
tapissent les murs unis
de ta chambre d’écriture

tu t’assois
tu écris
dans cet amour-là
le cœur n’est pas le centre
le centre c’est le ventre

tu écris
elle marche dans la ville
se dirige vers
la tourne du poème

tu écris
le centre c’est le ventre
s’affame et se nourrit
s’affame de nouveau
et encore
et encore

le cœur 
un peu rébarbatif
sauf quand il s’affole 
alors là oui
c’est la place de l’Étoile

tu écris
je me rends
en vers et contre tous
à la tourne du poème
le lieu du rendez-vous


Birgit Jürgenssen, "Ohne Titel" (Naturgeschichte), 1975, rayogramme. © Estate Birgit Jürgenssen, Vienne.

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