
Mark s’est fait assez d’argent pour s’acheter un hot-dog et un soda, ou deux hot-dog et un café. Après réflexion, il opte pour les deux hot-dog. Un qu’il achètera tout de suite et un plus tard dans la journée. Seulement il est possible qu’il perde son argent entre temps et qu’il ne puisse pas acheter le deuxième hot-dog. Égarer quelques billets, ça lui est déjà arrivé, alors maintenant il se méfie. Il hésite aussi pour le café, tout de suite ou plus tard.
Il choisit de se faire quelques dollars supplémentaires avant de prendre une décision. Il mettra ceux-là dans sa doublure et pourra se payer ses deux hot-dog quand ça lui chantera, avec les billets qu’il possède déjà.
Il va se poster près du kiosque à journaux de Louis Bitcham. C’est un bon emplacement. Les gens se débarrassent facilement des quelques pièces de la monnaie pour ne pas encombrer leurs poches.
Il y a cinq ans, ici même, un type lui avait donné cinquante dollars. C’est évident qu’il ne l’avait pas fait exprès. Le gars n’était pas à ce qu’il faisait. Il avait dit à Mark : « Un, deux, trois, quatre, cinq dollars… C’est tout ce que j’ai, camarade. » en lui déposant, un par un, les billets dans la main. Ses yeux étaient rougis par le manque de sommeil ou les pleurs, peut-être.
Mark a dépensé depuis longtemps les cinq dollars que l’autre avait cru lui donner. Mais il conserve les quarante-cinq dollars restants dans un sac en plastique plié dans sa doublure. Un jour, il les lui rendra.
— Je suis sûr que tu te fais plus de fric en une heure que moi , lui dit Louis Bitcham alors que Mark compte l’argent récolté.
— Sept dollars…
— Putain ! c’est ce que je disais.
La tête lui tourne à cause de la faim, mais Mark descend quand même jusqu’à Battery Park, car il aime manger devant le fleuve. Sur place, il achète un hot-dog et un soda et s’assoit sur un banc. Le Ferry de Staten Island est à quai.
La dernière fois qu’il est monté à bord, c’était un autre homme. Il y a plus de dix ans. Sally était à ses côtés. Sa toute petite main posée dans la sienne. Il la caressait avec son pouce comme il le faisait toujours, mais sentait bien que cette fois, ça la laissait de marbre. Peu de temps après, elle le quittait.
Le ferry entame ses manœuvres d’appareillage. Si lentement qu’on dirait qu’il n’a pas envie de partir. Qu’il est las de ces allers-retours incessants.
Il reste à Mark assez d’argent pour un second sandwich et un café. Dans l’allée, un homme le salue en passant. C’est Sandro. Il y a neuf mois, le vieux lui a refilé toute sa marchandise pour rien. Deux gros sacs plein de parapluies-canne noirs, en plein mois de novembre. Deux-cent dollars garantis!
— Une opération à cœur ouvert, mon ami, lui a dit Sandro. À cœur ouvert ! Je sortirai jamais vivant de cette boucherie. Prend tout, vend tout et garde le fric !
Les deux sacs ont encombré Mark durant des semaines, mais il n’a rien voulu vendre. Quand par hasard, il a croisé Sandro, il lui simplement rendu son bien.
Sans doute qu’à cette heure-ci, le ferry accoste sur l’île. Certains habitants de Staten Island n’ont jamais mis les pieds à Manhattan. Mark les envie tout d’un coup, sans savoir pourquoi.
Il pense au type des cinquante dollars. Ça lui arrive parfois. Cinq ans que les billets dorment dans sa doublure. En retenant sa respiration, il les sort du sac plastique, les palpe du bout des doigts et, précipitamment, comme s’il se les volait à lui-même, les range dans son portefeuille. Après, ses mains tremblent légèrement.
Il a maintenant assez d’argent pour se payer un hamburger dans un diner, un livre, un journal et des cigarettes.
Alors qu’il engage un mouvement pour se lever du banc, une femme se plante devant lui.
— C’est toi, Mark ? lui demande Sally, d’une voix inchangée.
Photo : Sculpture Marisol Escobar : American Merchant Mariners’ Memorial