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Sally’s hand

Mark s’est fait assez d’argent pour s’acheter un hot-dog et un soda, ou deux hot-dog et un café. Après réflexion, il opte pour les deux hot-dog. Un qu’il achètera tout de suite et un plus tard dans la journée. Seulement il est possible qu’il perde son argent entre temps et qu’il ne puisse pas acheter le deuxième hot-dog. Égarer quelques billets, ça lui est déjà arrivé, alors maintenant il se méfie. Il hésite aussi pour le café, tout de suite ou plus tard.
Il choisit de se faire quelques dollars supplémentaires avant de prendre une décision. Il mettra ceux-là dans sa doublure et pourra se payer ses deux hot-dog quand ça lui chantera, avec les billets qu’il possède déjà.
Il va se poster près du kiosque à journaux de Louis Bitcham. C’est un bon emplacement. Les gens se débarrassent facilement des quelques pièces de la monnaie pour ne pas encombrer leurs poches.
Il y a cinq ans, ici même, un type lui avait donné cinquante dollars. C’est évident qu’il ne l’avait pas fait exprès. Le gars n’était pas à ce qu’il faisait. Il avait dit à Mark : « Un, deux, trois, quatre, cinq dollars… C’est tout ce que j’ai, camarade. » en lui déposant, un par un, les billets dans la main. Ses yeux étaient rougis par le manque de sommeil ou les pleurs, peut-être.
Mark a dépensé depuis longtemps les cinq dollars que l’autre avait cru lui donner. Mais il conserve les quarante-cinq dollars restants dans un sac en plastique plié dans sa doublure. Un jour, il les lui rendra.
— Je suis sûr que tu te fais plus de fric en une heure que moi , lui dit Louis Bitcham alors que Mark compte l’argent récolté.
— Sept dollars…
— Putain ! c’est ce que je disais.
La tête lui tourne à cause de la faim, mais Mark descend quand même jusqu’à Battery Park, car il aime manger devant le fleuve. Sur place, il achète un hot-dog et un soda et s’assoit sur un banc. Le Ferry de Staten Island est à quai.
La dernière fois qu’il est monté à bord, c’était un autre homme. Il y a plus de dix ans. Sally était à ses côtés. Sa toute petite main posée dans la sienne. Il la caressait avec son pouce comme il le faisait toujours, mais sentait bien que cette fois, ça la laissait de marbre. Peu de temps après, elle le quittait.
Le ferry entame ses manœuvres d’appareillage. Si lentement qu’on dirait qu’il n’a pas envie de partir. Qu’il est las de ces allers-retours incessants.
Il reste à Mark assez d’argent pour un second sandwich et un café. Dans l’allée, un homme le salue en passant. C’est Sandro. Il y a neuf mois, le vieux lui a refilé toute sa marchandise pour rien. Deux gros sacs plein de parapluies-canne noirs, en plein mois de novembre. Deux-cent dollars garantis!
— Une opération à cœur ouvert, mon ami, lui a dit Sandro. À cœur ouvert ! Je sortirai jamais vivant de cette boucherie. Prend tout, vend tout et garde le fric !
Les deux sacs ont encombré Mark durant des semaines, mais il n’a rien voulu vendre. Quand par hasard, il a croisé Sandro, il lui simplement rendu son bien.
Sans doute qu’à cette heure-ci, le ferry accoste sur l’île. Certains habitants de Staten Island n’ont jamais mis les pieds à Manhattan. Mark les envie tout d’un coup, sans savoir pourquoi.
Il pense au type des cinquante dollars. Ça lui arrive parfois. Cinq ans que les billets dorment dans sa doublure. En retenant sa respiration, il les sort du sac plastique, les palpe du bout des doigts et, précipitamment, comme s’il se les volait à lui-même, les range dans son portefeuille. Après, ses mains tremblent légèrement.
Il a maintenant assez d’argent pour se payer un hamburger dans un diner, un livre, un journal et des cigarettes.
Alors qu’il engage un mouvement pour se lever du banc, une femme se plante devant lui.
— C’est toi, Mark ? lui demande Sally, d’une voix inchangée.


Photo : Sculpture Marisol Escobar : American Merchant Mariners’ Memorial

Une étoile pour Hermann Barrel

De la poussière d’étoiles tombe du ciel. Personne ne la remarque à part Hermann Barrel qui remarque toujours un tas de choses étranges en sortant du pub. Mais il en voit aussi avant d’y entrer. C’est pour les oublier qu’il va se mettre mal.
Les particules d’étoiles tournoient au-dessus de sa tête avant de tomber dans une flaque. Hermann s’agenouille pour fouiller délicatement le liquide. Ses compagnons le regardent faire et finalement l’abandonnent.
Les mains d’Hermann scintillent. Bouche bée, il admire les minuscules grains lumineux et cherche vaguement ses comparses du regard pour leur faire profiter du prodige. Il n’est pas surpris qu’ils ne soient plus là. C’est à peine s’il se souvient d’eux. Il y avait Eliott Barnett, c’est certain. Sa femme l’a quitté depuis peu. Il ne pouvait être qu’au pub. Quant aux autres gars, trou noir.
Il pense à la femme d’Eliott un moment. Une écossaise rigide avec des seins plats et des lèvres fines tracées de deux traits de crayon hésitants. Une bigote convaincue qu’il y a une part divine à l’intérieur de toute chose et de tout être et qui, pour son malheur, a épousé un homme qui en est dépourvu. Il y a trois jours, elle a fait venir un prêtre pour qu’il constate ce fait par lui-même et justifie auprès de Dieu sa décision de se séparer d’un tel individu. Elle craignait probablement que sans assentiment céleste, sa rupture lui coûte sa place au paradis. Eliott est rentré chez lui ce soir-là plus saoul qu’il ne l’a jamais été. Illico, le prêtre a déclaré que le diable avait mille visages et qu’il reconnaissait parfaitement celui-là pour l’avoir croisé souvent aux portes de Sodome. Il a rajouté que l’on ne sauve pas ceux qui s’abreuvent du sang de Lucifer. Par acquis de conscience, il a tout de même rappelé à la femme d’Eliott le pour-le-pire. Elle lui a rétorqué que le pire valait que s’il y avait eu du meilleur, ce qui n’était pas le cas. Après quoi, elle lui a tendu un chèque à quatre zéros. L’homme de Dieu a hoché la tête en le pliant en deux, avant de lâcher sur le pas de la porte : « Je Lui parlerai.»
Hermann Barrel regarde les résidus stellaires s’éteindre un à un dans sa paume. Au fond, il sait bien que ça n’est que de la limaille de fer. Ses mains sentent la pisse. Une odeur familière qui lui rappelle son chien. Une saleté d’animal qui se soulage systématiquement dans le hall d’entrée de l’immeuble après s’être retenu tout le temps de sa visite au parc à chiens.
L’aube sera bientôt là. Il faut filer. Hermann serre son poing. Il sait que les étoiles ne tombent pas en lambeau du ciel. Que cela n’arrive qu’aux hommes, à ras le sol.
Cependant, il serre plus fort, imaginant qu ‘une particule astrale pénètre dans son réseau sanguin et circule au gré des courants aléatoires de son cœur usé. Il pense que la femme d’Eliott serait heureuse de constater qu’il possède en lui une part divine. Puis il pense qu’elle ne verrait rien du tout.
Quand Hermann rentre chez lui, son chien lui saute dessus comme à l’accoutumée et renifle son torse, ses bras, son cou, ses jambes. Puis il se met à lécher consciencieusement une petite plaie dans la paume de sa main avant d’aboyer et de frétiller à la porte pour aller pisser dans le hall.

I’m new here

Elle s’assoit sur les marches d’une Brownstone de Mount Morris Park West. Regarde l’heure sur son téléphone. 2h36. Un nuage noir recouvre lentement le soleil et s’immobilise.
Des sons lui parviennent de l’immeuble. Des voix d’hommes et de femmes, de la vaisselle qu’on entrechoque, des aboiements et la voix terminale de Gil Scott Heron. I’m new here.
Elle ne ferait pas ça. Retourner sur ses pas. Qui le ferait ?
2h38. Un homme qu’elle a croisé dans le parc passe sur le trottoir. Il lui fait un signe rapide de la main. Elle lui rend son salut. Plus loin, il salue de la même façon le type qui vend des tee-shirts et un agent de police. Ils n’y prêtent pas attention. Juste un fou. Encore une fois, elle n’a pas vu à qui elle avait à faire. Elle se sent observée. Un chat derrière une fenêtre du premier étage. Elle se redresse, comme elle le fait toujours quand on la regarde. Même si ce n’est pas utile. Dans sa tête, elle est toujours voûtée.
2h42. Derrière la fenêtre, une femme attrape le chat dans ses bras. Lui chuchote quelque chose à l’oreille. Ils disparaissent du cadre. Un homme sort du parc en courant. Il tient une arme dans sa main droite. S’arrête pour reprendre son souffle. Remonte son pantalon et traverse la rue.
Il s’assoit à côté d’elle. Lui dit : « quand j’étais gosse, j’habitais juste là. » Il désigne la fenêtre du premier étage, celle du chat. « C’est là et c’est pas là. » Le répète plusieurs fois. Là et pas là.
Les lieux ne sont pas stables. Elle le savait, mais pas lui.
Il tient l’arme mollement. Elle pourrait la lui prendre.
2h47. Il s’effondre. Un mouvement surnaturel et triste. Elle ne fait rien pour le retenir.
2h50. Elle longe Marcus Garvey Park en frôlant les barreaux de la grille avec le canon de l’arme. Elle aime le bruit du métal contre le métal. Elle pense : les lieux ne sont stables qu’une fois. Une seule et unique fois.

Child’s drawing

Un soleil perché dans le ciel d’un dessin d’enfant. Une perspective approximative où le toit des buildings de l’ouest de la rue tombe sur le toit des buildings de l’est de la rue. L’énorme tache jaune lance des flammes jaunes sur la chaussée où file le bus scolaire. Derrière ses vitres, des têtes enfantines avec des yeux grands ouverts et des bouches grimaçantes. Certains ont posé leurs mains bien à plat sur le verre securit. On pourrait croire qu’ils envoient des messages de détresse, mais c’est seulement pour faire les malins. Au fond du bus, il y a une zone réservée aux choses pesantes. Pour l’heure, la place est occupée par la présence et le silence pesants d’Emma F. qui a perdu sa mère il y a quatre-vingt-sept nuits et de la poussière.
Emma F. ne pleure pas. Elle ne dit rien. Elle regarde l’hématome sur son genou gauche. C’est un bleu qu’elle s’est fait avant. Depuis que sa mère est morte, elle range tout dans deux catégories : avant et après. Tout ce qui vient après ne compte pas tellement. Elle donne des petits coups sur le bleu avec la boucle en fer de son sac à dos pour que l’avant ne disparaisse pas. Si peu qu’on tende l’oreille, mais personne ne le fait parce que c’est impossible de tendre l’oreille, on entendrait le fer taper contre l’os.
À cause du soleil, c’est l’été. Les bus scolaires sont à présent des bus tout-court et chaque jour ils déposent des cohortes de gamins devant le Met, le MOMA, le Guggenheim…Enfin bref, devant tous les lieux où l’on dispense de la nourriture à cervelle.
Pendant que les enfants comptent leur argent de poche devant les boutiques de cadeaux, et dévalent les couloirs et les allées en hurlant, les chauffeurs, souvent noirs, somnolent sur la banquette du fond, la plus large, et dans leurs rêves, ils traversent l’océan. Toutefois, arrivés sur le continent africain, ils ne reconnaissent rien et ne sont reconnus par personne, aussi ils font demi-tour et se réveillent chiffons et encore plus tristes qu’ils ne l’étaient avant de s’endormir.
Le bus d’Emma F. a, pour sa part, une préférence marquée pour le Musée d’Histoire Naturelle, parce que les gosses oublient toujours un dinosaure sur un siège et que les objets perdus c’est pour bibi. C’est donc là qu’il se rend tous les jours que durent les vacances.
Aujourd’hui, à la fin de la visite, les enfants installent Bernard Plotte sur un strapontin du bus. Un passager exceptionnel, volé au musée. Après quoi, ils s’assoient à leur tour et plus un mot ne sort de leur bouche, plus un mouvement de leur corps. Emma F. laisse son genou en paix parce que l’institutrice lui a longuement parlé sous le mammouth. Bernard Plotte n’est pas rassuré. Il regrette de s’être emporté devant le tamarin. « Bon sang, il y a bien quelques secondes de silence dans cette ville. Mais qui, qui me les donnera ? Qui ? » A peine le I de qui dilué dans l’espace, qu’une meute de mômes le poussait dans le bus. « Nous, on connaît une réserve naturelle de silence. Parole de scout. Juré, craché, croix de machin, croix de truc, si je mens, t’iras carrément en enfer… »
Un quart d’heure plus tard, le bus s’arrête devant un terrain vague et la portière gémit en s’ouvrant. Quarante index se collent aux vitres. « C’est là qu’elles crèchent, M’sieur, vos secondes de silence ! » Le bus redémarre, laissant Bernard Plotte au beau milieu de nulle part, un fabuleux sourire de satisfaction sur le visage.
Pendant ce temps-là, devant l’école fermée, les parents font les cent pas en attendant le retour de leur progéniture. Emma F. descendra du bus la dernière. Son père portera sa veste en jean délavé et ses baskets bleues toutes pourries. Le blanc de ses yeux sera rouge vif. Il fera un effort pour paraître gai quand il la verra, mais ça ne sera pas très réussi. Emma claudiquera à cause de la boucle en fer. Il ne lui demandera pas pourquoi. Plus tôt, elle aura fait le vœu de boîter jusqu’à la fin de sa vie, et même après, quand elle sera un ange.

L’âme sœur

Mark pense à la boîte dans la poche intérieure de sa veste. Il se demande si c’est le moment de l’ouvrir. N’y aura-t-il pas de moments plus graves encore ? Il doit réfléchir vite. Le type qui le menace de son couteau, crie de plus en plus fort.
Le russe avait été clair. La boîte ne lui sauvera la vie qu’une seule et unique fois. Après qu’il l’aura ouverte, son pouvoir n’agira plus sur lui et il devra en faire profiter quelqu’un d’autre.
Le russe : Feliks Rastorgouïev. Mark n’a jamais oublié son nom, bien qu’il ne l’ait vu qu’une fois. Une rencontre de comptoir. Ce soir-là, il avait cru à son histoire de talisman sans tiquer parce qu’il était saoul et que le slave ne lui avait pas vendu la boîte, mais donné, alors que, de toute évidence, c’était un objet de valeur. Une femme, une française, accompagnait Feliks. Parfois, ils semblaient amants et parfois non. Elle s’appelait Sarah Morel. C’était une poétesse qui avait publié quelques textes dans deux ou trois revues de Manhattan. Elle vivait quelque part dans le Queens et pour des raisons « obscures », ne pouvait pas rentrer en France.
Du point de vue de Mark, Sarah n’était pas belle. Pourtant, il ne pouvait la quitter des yeux. Elle était grande et fine, avait des gestes lents, un timbre de voix presque grave et un regard capable de vous percer la chair jusqu’à l’âme. Certaines de ses expressions étaient en décalage avec le moment présent, comme si elle évoluait dans une dimension parallèle. Par exemple, elle se mettait subitement à rire, alors que la discussion ne s’y prêtait pas et qu’elle n’était pas ivre.
Après cette soirée, Mark était souvent retourné au pub dans l’espoir d’y revoir Sarah. Elle ne s’y montra jamais. Il acheta d’innombrables revues de poésies afin d’y trouver sa signature. Et durant des mois, il arpenta le Queens de long en large, de nuit comme de jour.
Peu à peu, sa quête se vida de sa substance. Le visage de la française finit par se confondre avec celui d’autres femmes croisées. Il renonça. Cependant, la conviction que Sarah était son âme sœur l’emplit d’une mélancolie qui ne le quitta plus. Et quelquefois il se retrouvait dans le Queens sans savoir comment il était arrivé jusque-là.
Le couteau frôle son cou. S’il met la main dans sa poche intérieure, le junkie va paniquer et lui trancher la gorge à coup sûr. S’il ne le fait pas, s’il n’ouvre pas la boîte, il mourra aussi, privé de son pouvoir.
Ça lui revient maintenant, Feliks la portait accrochée à une chaine autour de son cou. Mark avait alors trouvé l’emplacement incongru. Mais ainsi, elle était facilement accessible. Faire un geste pour s’en emparer n’avait rien de provocateur.
Il plonge brusquement la main dans sa poche intérieure.

Une vague idée du terrain

Un terrain vague. Vu de la fenêtre de mon immeuble, il ne s’y passe rien. Mon immeuble porte un nom. A. Je fais un mot avec la lettre. Assassin. Si c’est A, c’est assassin. Il reste peu de mots. Il faut faire avec. Il reste des assassins.
Un terrain vague. Chaque matin, une femme le traverse et ses jambes sont avalées par le brouillard. Je ne sais pas dire si c’est joli à regarder. C’est triste. À cause de la femme. Elle ressemble à un ange qui aurait perdu… Je ne peux pas dire ses ailes, les anges n’existent pas. Mais je peux dire un ange. Elle a l’air fatigué. L’air de pleurer souvent.
Le bâtiment n’est pas aveugle. Ni aveugle ni muet. Des cris s’y échappent souvent, de toutes sortes. Toute la misère du monde comme dit Mark Marksman. Je ne crois pas que ça soit vrai. La misère du monde s’étale sur le monde. Il n’en faut pas beaucoup pour déconner. C’est ce qu’il me réplique. Il écarte ses mains. Un espace pas plus grand que ça, ça suffit.
Un terrain vague. Une femme le traverse tous les jours en soulevant la brume. Autour, tout va bien. Dans la rue tout va bien. La femme marche vite en regardant droit devant. Et même lorsqu’il pleut, il n’a pas l’air de pleuvoir pour elle.
Un jour, Mark m’a dit qu’il existe des goûteurs d’océan. Croix de bois, croix de fer. Ces types-là traquent les endroits où le sel disparaît et ils les reportent précisément sur des cartes où le bleu l’emporte. Mais rien n’est moins sûr, alors je ne sais pas si la femme peut se débarrasser de ses larmes avec l’eau douce d’une averse.
Un terrain vague. Défoncé par endroits. Il ne faut pas compter que j’y marche. Il ne faut pas compter que je marche. Sur le parking, des Pick-up aux portières ouvertes d’où sortent de la musique et des jambes de filles. Des corazón entrent par ma fenêtre et vont se cogner contre les murs. Et comme je les oublie, les cœurs finissent par ressembler à des fruits pourris.
Un terrain vague. Une femme y marche et ses pieds ne touchent pas le sol. C’est une vision d’optique peut-être, mais ce n’est pas sûr. Mark Marksman, qui la regarde aussi, a la bouche béante comme s’il avait perdu un os capital de la mâchoire.
Quand le soleil passera derrière le bâtiment B, je tirerai les rideaux. Je ferai un mot avec la lettre B.

Scène de crime ou l’addition

J’avais besoin de quelque chose de fort. Ça m’arrivait de plus en plus souvent. Quelques verres d’alcool russe, un morceau de rap bien crasse, une partenaire qui n’y mettrait pas les formes.
Ça m’arrivait de plus en plus souvent. A chaque fois que je croisais mon visage dans le miroir. Il semblait surpris de me voir. De me voir ainsi, je veux dire. Et moi aussi, sans doute, je devais montrer de l’étonnement, car mon reflet avait l’air tellement triste et désolé pour moi. Après, j’avais besoin de quelque chose de la jeunesse.
J’avais besoin de quelque chose de mortel, mais ça n’est pas comme ça que je le ressentais alors. Une erreur de jugement et j’y ai songé trop tard.
J’y ai songé juste après avoir décliné sèchement l’invitation du type affalé à l’autre bout du comptoir.
C’était un bloc de chair qui ne faisait qu’un avec son tabouret. Ses lèvres étaient définitivement déformées par l’acide des obscénités qui étaient la base de son langage. Il avait de longs poils sur les avant-bras, qu’il caressait langoureusement, comme si un animal de compagnie était lové contre sa carcasse chauffée à 45 degrés. Ça l’aurait presque rendu touchant si la lumière plongeante n’exagérait pas la laideur de son âme.
Après que je l’ai repoussé, le serveur s’est précipité vers lui avec un double scotch pour calmer le jeu.
« T’en fais pas, Bill, une de perdue, dix de retrouvées. Bois ça, c’est offert par la maison. »
Il a bu d’une traite puis a tendu son verre au barman pour qu’il le remplisse à nouveau. Le serveur s’est exécuté en me faisant signe de me tirer. J’aurais dû l’écouter. Parce qu’un mec qui s’appelle Bill, on lui doit toujours quelque chose.

Helen Meritt’s story

Helen Meritt travaille de nuit au Duane Reade de la 34e. Toute l’année, sauf le 4 juillet.
Aujourd’hui, elle fête ses quarante-cinq ans devant les armoires frigorifiques. Elle se paie une bouteille d’eau minérale française à quatre dollars qu’elle cogne contre le gobelet de café de Mark Marksman, le vigile, pour marquer le coup. Puis elle avale un comprimé d’ibuprofène et retourne derrière sa caisse.
Vers minuit, deux sans-abris se réfugient dans le sas d’entrée. Le vigile, d’un coup de tête discret, leur donne son accord. Helen laisse courir. Un homme et une femme. Difficile de leur donner un âge. Depuis, ils dorment profondément, emmitouflés dans un sac de couchage gris.
Toute la nuit, Helen rend la monnaie machinalement, un sourire collé sur la face. D’un ton las, elle refuse des grosses coupures et refoule les habituels payeurs à crédit. La routine. Mark Marksman somnole, debout contre le chambranle de la porte intérieure, et se redresse brusquement quand un client entre ou sort.
Vers quatre heures, Henry Wilton le pharmacien remonte du sous-sol pour sa pause cigarette. Helen constate qu’une fois de plus le vieux con préfère se les geler plutôt que de dissimuler quelques minutes sa blouse blanche d’apothicaire sous un vêtement chaud. Il en relève simplement le col pour se protéger du froid. En fumant, il maintient les portes du sas ouvertes en se calant contre la cellule photo-électrique. Piqués par l’air glacial qui s’engouffre, l’homme et la femme se réveillent en sursaut. Le zip de leur duvet est grippé et ils s’en extraient avec difficulté. Wilton les regarde se débattre en ricanant. Des foutus pingouins ! Hilare, il leur montre la sortie, rapport au règlement qui interdit la mendicité dans l’établissement. Une fois dans la rue, les yeux embués, ils refont leur paquetage avec des gestes malhabiles. Wilton balance son mégot dans leur direction. En passant devant Mark Marksman, il lui fait remarquer que la femme est enceinte jusque-là.
A six heures, Helen se change dans le vestiaire. Elle se lave les mains en regardant attentivement son visage dans la glace au-dessus du lavabo. Elle y cherche les inévitables traces de fatigue. Les joues creusées, les lèvres pâles, le teint gris. Rien ne manque. Elle remarque que chaque nuit, une part d’elle-même s’atrophie, s’assèche ou disparaît à cause des événements qui ne manquent jamais de se produire. Les marques qu’engendre la désillusion font de bien meilleurs ravages que celles faites par le temps.
En sortant, elle croise l’homme et la femme qui dormaient dans le sas. Ils font les cent pas près du Cafe 34. Ils sautillent sur place, se frottent mutuellement les mains, les joues, les épaules, font de grands gestes désarticulés pour chasser le froid de leur corps. D’étranges danseurs.

Boys of New York (A dance)

On était comme des pantins qu’un géant aurait poussés du haut d’une rue déclive. On courait à toute vitesse, le corps entraîné vers l’avant. L’unique façon de ralentir était de nous agripper aux épaules de celui qui nous devançait. Mark Marksman était en tête, comme toujours. Ses bras moulinaient l’air. Il riait en criant et le son de sa voix nous pénétrait, nous emportait aussi sûrement que la course. J’aurais juré que nos pieds ne touchaient pas le sol. Cette putain de rue n’a pas de fin ! s’exclamait Marksman, entre deux quintes hystériques.
Enfin, le soleil décocha ses rayons en plein milieu de la rue. On ressemblait maintenant à des danseurs fous vêtus d’or. Aveugles, on se cognait au mobilier urbain et aux passants. On rebondissait, trébuchait, tournoyait. Le sang de nos écorchures fleurissait la chaussée. Des pas lourds se rapprochaient des nôtres. De plus en plus nombreux. Des bottines ferrées inutilement véloces, car nous avions déjà rejoint le fleuve. Vert ou marron. Acide et gelé. Comme les morveux de la piscine municipale, on trépignait sur la rive en poussant des cris tour à tour stridents et rauques. Au signal de Marksman, on a tous plongé. Sans états d’âme. En se frappant la tête ou le torse avec nos poings fermés. À notre étonnement, l’eau saumâtre n’était qu’une couche de surface sous laquelle la rue se poursuivait. La lumière solaire nous obligeait encore à plisser les yeux. Je vous l’avais dit, s’époumona Marksman en secouant rageusement la grille descendue d’un marchand de primeurs. Je vous l’avais dit ! La rue n’a pas de fin pour les fils de New York.

Une révolution

J’ai posé la bouteille sur la table. Otis était assis sur le lit, le dos voûté. Il ne m’a pas
salué, mais m’a montré la chaise d’un coup de menton comme il le faisait toujours. Un revolver était posé sur sa cuisse, près de l’aine. Il tenait le canon à pleine main, comme on tient son pénis. Après un moment de flottement, je me suis finalement assis près de lui. Côté crosse. Le sommier a fait un bruit qui m’a déprimé. Ce son était pour moi celui de la misère et je ne le supportais pas.

Il fallait que je dise quelque chose, parce qu’Otis n’était pas décidé. Je toussotais pour sortir de ma bouche les mots qui restaient coincés de l’autre côté de ma glotte, mais ma gorge était sèche. Je n’osais pas attraper la bouteille qui n’était qu’à quelques centimètres de moi. La pièce était étroite et rectangulaire. Une table couverte de restes de repas, une chaise, un lit, un frigo, une télé sur le frigo, un évier, une malle ouverte remplie de journaux, une lampe sur pied et une autre renversée sous le lit. Les deux étaient allumées. C’était le milieu de la matinée. Je pensais qu’Otis était resté assis-là toute la nuit et n’avait pas remarqué que le jour s’était levé.

J’allumais une cigarette que je lui ai tendue. Puis j’en allumais une pour moi. Je prenais de longues bouffées que je recrachais lentement en observant les volutes se déplacer dans l’air. Otis les observait aussi.

— Ça l’a refait, m’a-t-il dit.

Une lumière plus franche entrait maintenant dans la pièce. Otis s’est levé et a fait quelques pas, en tenant l’arme dans le prolongement de sa jambe. Ses yeux étaient rougis par le manque de sommeil, mais plus ouverts que d’habitude. Si je m’étais donné la peine, j’aurai pu en distinguer la couleur. Mais je m’en foutais.

— Ça l’a refait, a-t-il répété.

Il s’adressait à moi comme si je savais de quoi il parlait.

La clarté m’embarrassait. Je me sentais coincé dans une heure inhabituelle. Le jour était une saloperie. Otis et moi le savions depuis longtemps. Une belle saloperie. Aujourd’hui, il se vautrait dans le carré de lumière, le flingue à la main, comme si tout ça était normal. J’ai commencé à boire pour me brouiller la vue et pour que tout redevienne obscur. Et pendant que je me saoulais consciencieusement, Otis m’a raconté l’histoire du revolver.

— Le flingue était à mon père, ce vieux cinglé de John Mayerbrick. Il suffit de me voir pour se faire une idée de lui à cette époque. De la graine tout droit sorti du mauvais sac. En 1997, décidé d’en finir avec sa vie merdique, le paternel a acheté une arme – cette arme – chez un fourgue de la 42e. Un dimanche matin, il s’est installé au volant de sa Crown Victorian de 80 et, à la fin d’un match des Yankees que la radio passait en différé, il a mis le canon dans sa bouche et a fait feu sans hésitation. Mais le coup n’est pas parti. Il a essayé une autre fois, et encore une autre… Autant de fois que sa rage le lui a commandé. Des dizaines de fois. La gâchette était souple, la balle engagée… Rien qui clochait. À la fin, le pauvre vieux n’était plus que larmes, cris et tremblements. Comme il était pas malin, ça lui a demandé un sacré moment avant de comprendre que c’était un signe. Quand il l’a enfin pigé, il a pas demandé son reste. Il a démarré la Ford en douceur et a rejoint la voie rapide. À peine arrivé sur le FDR drive, qu’il avait échafaudé un plan B. En bref, après ça, le vieux est devenu un modèle de sobriété et il est mort de sa belle mort… Une connerie de rédemption.

J’ai dit à Otis qu’il n’y avait aucun message à retenir de cette histoire. Le revolver familial était foireux, point barre. Il a haussé les épaules et m’a avoué qu’il venait de vivre la même expérience que son père. Puis sans prévenir, il a tiré une balle dans la malle à journaux. La détonation m’a explosé les tympans. Immédiatement après il a approché l’arme de sa tempe et a appuyé sur la gâchette avant même que j’aie le temps de l’en empêcher. Rien ne s’est passé. Une fois, deux fois… Une connerie de miracle.

Après ce jour-là, j’ai cessé de le voir. Je craignais qu’en fin de compte il réussisse à se cramer la cervelle et que, d’une manière ou d’une autre, ça me mette dans les embrouilles. J’ai appris, au hasard d’une conversation, qu’il avait quitté New York. Quelques années plus tard, on m’a livré un colis provenant de Presque Isle dans le Maine. Il contenait le revolver d’Otis et une lettre aux plis anciens signée John Mayerbrick. À ton tour de savoir si tu mérites une deuxième chance. Connerie de connerie de rédemption.

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