Helen Meritt’s story

Helen Meritt travaille de nuit au Duane Reade de la 34e. Toute l’année, sauf le 4 juillet.
Aujourd’hui, elle fête ses quarante-cinq ans devant les armoires frigorifiques. Elle se paie une bouteille d’eau minérale française à quatre dollars qu’elle cogne contre le gobelet de café de Mark Marksman, le vigile, pour marquer le coup. Puis elle avale un comprimé d’ibuprofène et retourne derrière sa caisse.
Vers minuit, deux sans-abris se réfugient dans le sas d’entrée. Le vigile, d’un coup de tête discret, leur donne son accord. Helen laisse courir. Un homme et une femme. Difficile de leur donner un âge. Depuis, ils dorment profondément, emmitouflés dans un sac de couchage gris.
Toute la nuit, Helen rend la monnaie machinalement, un sourire collé sur la face. D’un ton las, elle refuse des grosses coupures et refoule les habituels payeurs à crédit. La routine. Mark Marksman somnole, debout contre le chambranle de la porte intérieure, et se redresse brusquement quand un client entre ou sort.
Vers quatre heures, Henry Wilton le pharmacien remonte du sous-sol pour sa pause cigarette. Helen constate qu’une fois de plus le vieux con préfère se les geler plutôt que de dissimuler quelques minutes sa blouse blanche d’apothicaire sous un vêtement chaud. Il en relève simplement le col pour se protéger du froid. En fumant, il maintient les portes du sas ouvertes en se calant contre la cellule photo-électrique. Piqués par l’air glacial qui s’engouffre, l’homme et la femme se réveillent en sursaut. Le zip de leur duvet est grippé et ils s’en extraient avec difficulté. Wilton les regarde se débattre en ricanant. Des foutus pingouins ! Hilare, il leur montre la sortie, rapport au règlement qui interdit la mendicité dans l’établissement. Une fois dans la rue, les yeux embués, ils refont leur paquetage avec des gestes malhabiles. Wilton balance son mégot dans leur direction. En passant devant Mark Marksman, il lui fait remarquer que la femme est enceinte jusque-là.
A six heures, Helen se change dans le vestiaire. Elle se lave les mains en regardant attentivement son visage dans la glace au-dessus du lavabo. Elle y cherche les inévitables traces de fatigue. Les joues creusées, les lèvres pâles, le teint gris. Rien ne manque. Elle remarque que chaque nuit, une part d’elle-même s’atrophie, s’assèche ou disparaît à cause des événements qui ne manquent jamais de se produire. Les marques qu’engendre la désillusion font de bien meilleurs ravages que celles faites par le temps.
En sortant, elle croise l’homme et la femme qui dormaient dans le sas. Ils font les cent pas près du Cafe 34. Ils sautillent sur place, se frottent mutuellement les mains, les joues, les épaules, font de grands gestes désarticulés pour chasser le froid de leur corps. D’étranges danseurs.

8 commentaires sur “Helen Meritt’s story

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  1. Un thème qui me touche particulièrement, j’ai la gorge serrée en vous lisant car en effet on sent que vous vivez la scène de l’intérieur.
    Encore un texte fort, de ceux qui s’ancrent dans le coeur et la mémoire, j’ai encore bien des choses à découvrir dans vos pages …

    Aimé par 1 personne

    1. Je découvre également votre écriture avec un grand plaisir. Vos histoires sont prenantes et pelien d’une humanité que jaime tant. On voit en vous lisant que vous possédez cet « oeil » propre à l’écrivain. Et je pressens que votre plume est féconde. Peut-être un roman en chantier ?
      Merci de prendre ce temps, que l’on ne prend plus, de s’arrêter pour lire et découvrir.
      Belle soirée à vous

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  2. Je suis devenue rouge de honte quand j’ai vu que vous aviez trouvé mon blog.
    Non je suis incapable de porter à terme un roman, l’écriture est pour moi un merveilleux loisir mais je n’ai aucune prétention.
    Je suis allée voir ma libraire tout à l’heure, j’ai commandé Brooklyn Strasse et comme je ne pourrai le prendre avant la fin du mois, ma libraire qui a entendu parler de vous sera ravie de vous lire en attendant. C’est un bonheur aussi que de partager des lectures.
    Merci et belle soirée à vous également.

    Aimé par 1 personne

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